Le défi des sciences humaines
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Je voudrais, dans cet article, insister sur un constat connu mais finalement peu médiatisé, du désarroi dans lequel se situent la plupart des travaux en sciences humaines actuellement. Etant de culture scientifique et ayant toujours été intéressé par les travaux dans les sciences humaines, domaines que je connaissais peu mais avec lesquels j'ai eu l'occasion de me familiariser peu à peu, il est clair que la vision que je vais donner est une interprétation scientifique des problèmes que rencontrent les sciences humaines actuellement. Il n'est donc pas dans mon propos de nier la subjectivité de mon analyse. Cependant, cette analyse tente d'apporter des éléments concrets et scientifiques, éléments qui, à mon avis, sont trop souvent absents des recherches et des prises de positions issues de la recherche en sciences humaines.
Sommaire |
[modifier] Une absence de formalisation des domaines d'études
Les sciences humaines sont, de facto et depuis leur émergence en tant que disciplines séparées, très peu formalisées dans leur rôle et leurs responsabilités. Les exemples sont nombreux dans lesquels un même sujet ou thème peut être traité parallèlement dans la plupart des sciences humaines :
- psychologie,
- psychanalyse,
- anthropologie,
- sociologie,
- économie,
- histoire,
- philosophie,
- linguistique,
- droit et sciences politiques,
pour ne citer que les plus importantes.
Dans ce cadre, tout intellectuel en provenance d'une de ces disciplines, se risque souvent, et avec des taux de réussite très faible, à généraliser un propos issu de recherches dans son domaine à la société. Ainsi, il n'est pas rare de voir un anthropologue donner des avis en sociologie suite à des comparaisons entre ses résultats et la société actuelle.
Il est important de noter que, au vu d'une démarche scientifique normale, cette logique comporte de graves vices de forme. En effet, le découpage des disciplines en sciences humaines devrait normaliser la généralisation de résultats venant d'une discipline à une autre selon des conditions strictes. Or, profitant du flou artistique le plus complet sur la définition même du champs d'études de ces disciplines, la généralisation abusive des résultats d'un domaine à d'autres domaines est pratiquée de manière courante, non argumentée et sans avertissement quant au but de cette généralisation (but souvent politique ou moral, nous y reviendrons). Il en résulte une impression de flou et une non crédibilité des disciplines elles-mêmes. Une discipline ne devrait dire que ce qu'elle dit et laisser la généralisation obéir à des modalités définies, au risque d'être prise pour de la pure conjecture.
[modifier] Un exemple parmi d'autres
Il suffit de lire ou d'écouter les prises de positions de personnes intelligentes ayant des activités de recherche dans l'une de ses disciplines pour s'apercevoir de l'étendue du problème : la généralisation est banalisée alors même qu'elle n'est pas formellement définie. Il en résulte des messages sociaux totalement absurdes car contestables a priori avec des contre-exemples simples.
Françoise Héritier, par exemple, anthropologue de son état, dans les diverses publications sur les différences des sexes dans les sociétés, use et abuse systématiquement de cette double casquette : celle qui lui permet d'énoncer des résultats sur les sociétés qu'elle connaît et a étudié, et celle beaucoup plus tendancieuse qui lui permet de généraliser à tout va n'importe quel résultat à notre société, par comparaison. Or, elle endosse, à ce moment deux rôles supplémentaires distincts :
- le rôle de sociologue, ce pour quoi il ne me semble pas qu'elle ait l'autorité reconnue, même si la sociologie est encore une discipline en quête de définition,
- le rôle de celle qui se légitime en tant qu'usant de comparaisons d'une société à une autre, ce qui est, à mon avis beaucoup plus dangereux.
Il n'est pas question ici de remettre en cause cette dame sur son autorité anthropologique, mais bien de remettre en cause les deux autres rôles qu'elle n'a pas a priori à endosser sans quelques avertissements sévères.
Le premier problème formel qui se pose dans le premier rôle est la question suivante : être anthropologue et être sociologue est différent mais dans quelle mesure ? Je dirais spontanément que la nature des sociétés étudiées est différente, souvent par leur complexité. La seconde chose est, et c'est une remarque critique même pour les sociologues, que l'anthropologue fait partie d'une société alors qu'il en étudie d'autres. Il ne peut donc pas avoir le même regard sur une société externe que sur celle dont il est issu.
Nous touchons là un problème essentiel de la césure entre sociologie et anthropologie : le sociologue travaille souvent sur la société qui est la sienne, et l'anthropologue sur des autres sociétés sur lesquelles il tente d'avoir un regard objectif. Mais, dans le cadre de cette comparaison entre les autres sociétés et la sienne, l'anthropologue risque beaucoup :
- il risque de se repositionner dans les problèmes basiques du sociologue et du parti pris du sociologue sur le fait qu'il veuille démontrer quelque chose, en rapport avec sa propre morale ou ses propres opinions politiques ou religieuses ;
- il risque aussi de na pas assumer complètement le rôle du sociologue et d'oublier des dimensions du problème, ce qui provoquera une généralisation abusive, car la comparaison sera illicite du fait même qu'interviennent dans les dimensions comparées des dépendances qui sont omises.
C'est la première réponse que l'on puisse faire à Françoise Héritier : vous nous parlez de sexualité et de procréation d'une manière purement intellectuelle, d'une manière législative, et pas même de manière biologique ou psychologique. Ces deux dimensions sont omises. Vous pouvez donc généraliser comme vous le voulez de manière abstraite pour prouver ce que vous croyez bon de prouver : votre argumentaire est incomplet, et par conséquent non crédible. De plus, dans ce que vous voulez montrer se place votre propre subjectivité, vos propres principes moraux. Formellement, ces travaux de comparaisons sont pour moi nuls et non avenus, car formellement faux.
[modifier] Modèle et structure
Cet exemple est révélateur des deux dimensions de déplacement que l'on rencontre souvent en sciences humaines, rappelons-les :
- le fait d'endosser un rôle de sociologue, rendu plus aisé par l'absence de cadre formel pour définir le sociologue et la sociologie,
- le fait de se légitimer à comparer ce qui n'est pas comparable.
Il faut dire qu'hormis le problème actuel (même s'il dure depuis plus d'un siècle) de ne pas être en mesure de savoir ce qu'est la sociologie, le fait de se légitimer en tant que scientifique à comparer ce qui n'est pas comparable est un trait humain. Ce n'est d'ailleurs pas un trait négatif, beaucoup d'avancées de la science ayant été faites au moyen de comparaisons parfois un peu étranges. Il n'empêche qu'en sciences humaines, la comparaison est extrêmement dangereuse, je dirais même qu'elle devrait être beaucoup plus rigoureuse qu'elle ne peut l'être en sciences, car elle porte sur des humains, et l'esprit des humains étant facilement influençable, elle peut les endoctriner allant jusqu'à leur faire rater leur vie pour des principes inculqués abscons.
Or, cette dangerosité n'est pas exprimée du fait même que le flou sert, justement, à faire passer des messages dans lesquels le chercheur peut exprimer ses propres convictions. En ce sens, la plupart des sciences humaines sont les terrains de jeu de personnes à l'aise consciemment ou inconsciemment dans des rôles qui leur permettent de conjecturer, voire d'influencer, chose difficile à admettre dans la communauté scientifique où la réputation est faite de rigueur.
Bien entendu, cette vision schématique cache des travaux de chercheurs sur la structuration des sciences humaines, sur comment recoller les morceaux de ce puzzle de disciplines traitant toutes plus ou moins du même sujet, cela en vain depuis près d'un siècle. Qu'est-ce que la sociologie ? Qui est légitimé à établir une comparaison entre un fait de notre histoire et aujourd'hui ? Qui est légitimé à comparer une société africaine à la nôtre ? On parle de l'unification des forces en physique théorique mais comment unifier les forces en sciences humaines ?
Car les sciences humaines n'offrent pas de vrai modèle, pas de véritable structure, pas de champs d'investigation clair et délimité dans lequel tout passage d'un champ à un autre s'établirait suivant des règles de généralisation strictes et rigoureuses. Les sciences humaines portent leurs mirages dont certains en leur sein commencent même à douter.
Le structuralisme, par exemple, fut une époque où l'on voulait exhiber des structures invariantes dans les sociétés. Répondant à une intuition légitime (quoique les structures les plus immédiates soient le droit et la structure des associations dans une société à mon humble avis), les structures ont été étudiées sur des domaines dans lesquels il était difficile de se prononcer sur la validité du propos. Les objets exhibaient-ils une structure ? Mais d'abord, qu'est-ce qu'une structure en sciences humaines ? Une loi ? Mais dans quelle mesure peut-on affirmer que la loi est vraie ? Des courants actuels visent à reprendre les choses par leur début (l'individualisme méthodologique par exemple) mais leur démarche reste limitée dû aux faits que les outils sont peu légion. D'autres doutes des structures en elles-mêmes, sachant que les sciences mathématiques nous donnent l'occasion de contempler des structures autrement plus complexes que des simples lois linéaires[1].
[modifier] Des conjectures ou du concret
Pour sortir de l'ornière, il faudra structurer les sciences humaines avant de penser à structurer les objets étudiés (on ne compte plus le nombre d'études étudiant la variation de multiples paramètres distincts en même temps). Afin que notre monde puisse se représenter correctement (ce qui est un besoin politique absolument prioritaire), il faut que la sociologie naisse enfin et définisse ses territoires et les modalités d'assimilation de résultats historiques, anthropologiques, psychologiques, économiques, etc. au sein même de son giron, cela pour répondre au premier vice de forme actuel.
Pour répondre au second, et sortir des conjectures systématiques sur notre société, il est nécessaire de structurer la validité de comparaisons entre informations, quitte, dans un premier temps à définir des grilles multidimensionnelles et à user d'outils mathématiques puissants[2]. Toute comparaison conjecturale favorise le message moral[3]. Il faudra aussi réaliser que la sociologie n'a probablement aucun rôle de prévision dans le futur, à moins de prouver le contraire.
Pour cela, il faudra probablement arriver à un stade dans lequel le chercheur en sciences humaines n'a plus peur de voir la vérité en face, plus peur de laisser de côtés ses engagements politiques, plus peur de lui-même probablement et plus peur des autres[4], et plus rigoureux dans son approche. La sociologie est l'endroit dans lequel converge l'intérêt même actuel de toutes les autres recherches en sciences humaines. Pour prendre un vocabulaire mathématique, la sociologie actuelle est le barycentre des sciences humaines. Vivement la prochaine rupture épistémologique qui la remettra au centre du débat !
C'est à cette condition que nous pourrons avoir un avis sur les grands problèmes de société. Car, actuellement, dès lors que nous pensons aux problèmes mondiaux, que ressassons-nous hormis des poncifs ? L'autre point important est d'aborder de manière un peu différente la psychologie de nos enfants à qui, dès tous petits, nous attachons des boulets psychologiques et logiques aux pieds.
[modifier] Notes
- ↑ Cf. Les lois d'échelle en sciences humaines.
- ↑ Comme les tenseurs de la relativité générale par exemple.
- ↑ Cf. psychanalyse et morale.
- ↑ Cf. A propos de l'existentialisme.