Cinquante-cinquième nuit

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Dinarzade, lorsqu’il en fut temps, appela la sultane :

Si vous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vous prie de reprendre l’histoire du troisième calender.

Scheherazade ne se le fit pas répéter et la poursuivit de cette sorte :

« Le jeune homme, continua le troisième calender, se rassura à ces paroles, et me pria d’un air riant de m’asseoir près de lui. Dès que je fus assis :

« Prince, me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre d’esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d’entretenir les correspondances qu’il a en plusieurs cours où il fournit les pierreries dont on a besoin.

« Il y avait longtemps qu’il était marié sans avoir eu d’enfants, lorsqu’il apprit qu’il aurait un fils dont la vie néanmoins ne serait pas de longue durée, ce qui lui donna beaucoup de chagrin à son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu’elle était grosse, et le temps qu’elle croyait avoir conçu s’accordait fort avec le jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme des neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille.

« Mon père, qui avait exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent :

« Votre fils vivra sans nul accident jusqu’à l’âge de quinze ans. Mais alors il courra risque de perdre la vie et il sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheur veut qu’il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la montagne d’aimant aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi Cassib, et que les astres marquent que, cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince. »

« Comme cette prédiction s’accordait avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation jusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier que depuis dix jours le cavalier de bronze a été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs et causé tant d’alarmes qu’il n’est pas reconnaissable dans l’état où il est.

« Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope et de me conserver la vie. Il y a longtemps qu’il a pris la précaution de faire bâtir cette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours dès qu’il apprendrait que la statue serait renversée. C’est pourquoi, comme il a su qu’elle l’était depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendra me reprendre. Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espérance et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre au milieu d’une île déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avais à vous dire. »

« Pendant que le fils du joaillier me racontait son histoire, je me moquais en moi-même des astrologues qui avaient prédit que je lui ôterais la vie, et je me sentais si éloigné de vérifier la prédiction, qu’à peine eut-il achevé de parler que je lui dis avec transport :

« Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu et ne craignez rien. Comptez que c’était une dette que vous aviez à payer et que vous en êtes quitte dès à présent. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui voudraient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font appréhender. Je vous rendrai pendant ce temps-là tous les services qui dépendront de moi. Après cela je profiterai de l’occasion de gagner la terre ferme en m’embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre, et quand je serai de retour en mon royaume, je n’oublierai point l’obligation que je vous aurai, et je tâcherai de vous en témoigner ma reconnaissance de la manière que je le devrai. »

« Je rassurai par ce discours le fils du joaillier et m’attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l’épouvanter, de lui dire que j’étais cet Agib qu’il craignait, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu’à la nuit, et je connus que le jeune homme avait beaucoup d’esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions : il en avait une si grande quantité qu’il en aurait eu de reste au bout de quarante jours, quand il aurait eu d’autres hôtes que moi. Après le souper, nous continuâmes de nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous couchâmes.

« Le lendemain à son lever, je lui présentai le bassin et l’eau. Il se lava, je préparai le dîner et le servis quand il en fut temps. Après le repas, j’inventai un jeu pour nous désennuyer non seulement ce jour-là, mais encore les suivants. Je préparai le souper de la même manière que j’avais apprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme le jour précédent.

« Nous eûmes le temps de contracter amitié ensemble. Je m’aperçus qu’il avait de l’inclination pour moi, et de mon côté j’en avais conçu une si forte pour lui, que je me disais souvent à moi-même que les astrologues qui avaient prédit au père que son fils serait tué par mes mains étaient des imposteurs, et qu’il n’était pas possible que je pusse commettre une si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.

« Le quarantième arriva. Le matin, le jeune homme en s’éveillant me dit, avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître :

« Prince, me voilà aujourd’hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en marquer sa reconnaissance et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre royaume. Mas en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans le bain portatif ; je veux me décrasser et changer d’habit pour mieux recevoir mon père. »

« Je mis de l’eau sur le feu, et lorsqu’elle fut tiède j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit, que j’avais préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut reposé et qu’il eut dormi quelque temps :

« Mon prince, me dit-il, obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour me rafraîchir. »

« De plusieurs melons qui nous restaient, je choisis le meilleur et le mis dans un plat, et comme je ne trouvais pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune homme s’il ne savait pas où il y en avait.

« Il y en a un me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. »

Effectivement j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l’avais à la main, mon pied s’embarrassa de sorte dans la couverture, que je tombai et glissai si malheureusement sur le jeune homme, que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

« À ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine ; je déchirai mon habit et me jetai par terre avec une douleur et des regrets inexprimables.

« Hélas ! m’écriai-je, il ne lui restait que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avait cherché un asile, et dans le temps que je compte moi-même que le péril est passé, c’est alors que je deviens son assassin et que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je enlevant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon, et si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus longtemps. »

Scheherazade, voyant paraître le jour en cet endroit, fut obligée d’interrompre ce récit funeste. Le sultan des Indes en fut ému, et se sentant quelque inquiétude sur ce que deviendrait après cela le calender, il se garda bien de faire mourir ce jour-là Scheherazade, qui seule pouvait le tirer de peine.


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