Soixante-deuxième nuit
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Si vous ne dormez pas, ma sœur, lui dit-elle, je vous prie d’achever la surprenante histoire du troisième calender.
— Il la continua de cette sorte, dit Scheherazade :
« J’étais, dit-il, au quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Si j’avais pu ce jour-là conserver sur moi le pouvoir que je devais avoir, je serais aujourd’hui le plus heureux de tous les hommes, au lieu que je suis le plus malheureux. Elles devaient arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devait servir de frein à ma curiosité ; mais par une faiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point de repos que je ne me fusse livré moi-même à la peine que j’ai éprouvée.
« J’ouvris la porte fatale que j’avais promis de ne pas ouvrir, et je n’eus pas avancé le pied pour entrer, qu’une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins, je revins à moi, et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte et de perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité, j’entrai après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur. Je n’en fus plus incommodé.
« Je trouvai un lieu vaste, bien voûté et dont le pavé était parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d’or massif avec des bougies allumées qui rendaient l’odeur d’aloès et d’ambre gris, y servaient de lumière, et cette illumination était encore augmentée par des lampes d’or et d’argent remplies d’une huile composée de diverses sortes d’odeurs.
« Parmi un assez grand nombre d’objets qui attirèrent mon attention, j’aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu’on puisse voir au monde. Je m’approchai de lui pour le considérer de près : je trouvai qu’il avait une selle et une bride d’or massif, d’un ouvrage excellent ; que son auge, d’un côté, était remplie d’orge mondé et de sésame, et de l’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai et voulus le faire avancer ; mais comme il ne branlait pas, je le frappai d’une houssine que j’avais ramassée dans son écurie magnifique. Mais à peine eut-il senti le coup qu’il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis, étendant des ailes dont je ne m’étais point aperçu, il s’éleva dans l’air à perte de vue. Je ne songeai plus qu’à me tenir ferme, et malgré la frayeur dont j’étais saisi, je ne me tenais point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et se posa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment qu’il me fit tomber en arrière, et du bout de sa queue il me creva l’œil droit.
« Voilà de quelle manière je devins borgne, et je me souvins bien alors de ce que m’avaient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol et disparut. Je me relevai, fort affligé du malheur que j’avais cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisait beaucoup de douleur. Je descendis et me trouvai dans un salon qui me fit connaître par les dix sofas disposés en rond, et un autre moins élevé au milieu, que ce château était celui d’où j’avais été enlevé par le roc.
« Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étaient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après avec le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir ni de la perte de mon œil.
« Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaiterions. Mais nous ne sommes pas la cause de votre mal-heur.
— J’aurais tort de vous en accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’en impute toute la faute.
— Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toute sorte de plaisirs pendant une année entière, et nous aurions continué de jouir du même bonheur si nous n’eussions pas ouvert la porte d’or pendant l’absence des princesses. Vous n’avez pas été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons et dont nous ne savons pas quelle sera la durée, mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C’est pourquoi retirez-vous et vous en allez à la cour de Bagdad ; vous y trouverez celui qui doit décider de votre destinée. »
Ils m’enseignèrent la route que je devais tenir, et je me séparai d’eux.
« Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l’habit de calender. Il y a longtemps que je marche. Enfin je suis arrivé aujourd’hui en cette ville à l’entrée de la nuit. J’ai rencontré à la porte ces calenders, mes confrères, tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil. Mais nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce qui nous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé. »
Le troisième calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéide prit la parole, et s’adressant à lui et à ses confrères :
« Allez, leur dit-elle, vous êtes libres tous trois ; retirez-vous où il vous plaira. »
Mais l’un d’entre eux lui répondit :
« Madame, nous vous supplions de nous pardonner notre curiosité et de nous permettre d’entendre l’histoire de ces seigneurs, qui n’ont pas encore parlé. »
Alors la dame se tournant du côté du calife, du vizir Giafar et de Mesrour, qu’elle ne connaissait pas pour ce qu’ils étaient, leur dit :
« C’est à vous à me raconter votre histoire, parlez. »
Le grand vizir Giafar, qui avait toujours porté la parole, répondit encore à Zobéide :
« Madame, pour vous obéir, nous n’avons qu’à répéter ce que nous vous avons déjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nos marchandises, qui sont en magasin dans un khan où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd’hui avec plusieurs autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d’instruments. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble a attiré le guet, qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée. Pour nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais comme il était déjà tard et que la porte de notre khan était fermée, nous ne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu’on se réjouissait chez vous. Cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que nous avons à rendre pour obéir à vos ordres. »
Zobéide, après avoir écouté ce discours, semblait hésiter sur ce qu’elle devait dire. De quoi les calenders s’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois marchands de Moussoul la même bonté qu’elle avait eue pour eux.
« Eh bien ! leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayez tous la même obligation. Je vous fais grâce, mais c’est à condition que vous sortirez tous de ce logis présentement et que vous vous retirerez où il vous plaira. »
Zobéide, ayant donné cet ordre d’un ton qui marquait qu’elle voulait être obéie, le calife, le vizir, Mesrour, les trois calenders et le porteur sortirent sans répliquer, car la présence des sept esclaves armés les tenait en respect. Lorsqu’ils furent hors de la maison et que la porte fut fermée, le calife dit aux calenders, sans leur faire connaître qui il était :
« Et vous, seigneurs, qui êtes étrangers et nouvellement arrivés en cette ville, de quel côté allez-vous présentement, qu’il n’est pas jour encore ?
— Seigneur, lui répondirent-ils, c’est ce qui nous embarrasse.
— Suivez-nous, reprit le calife, nous allons vous tirer d’embarras. »
Après avoir achevé ces paroles, il parla au grand vizir et lui dit :
« Conduisez-les chez vous, et demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs histoires ; elles méritent d’avoir place dans les annales de mon règne. »
Le vizir Giafar emmena avec lui les trois calenders ; le porteur se retira dans sa maison, et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha, mais il ne put fermer les yeux, tant il avait l’esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu’il avait vues et entendues. Il était surtout fort en peine de savoir qui était Zobéide, quel sujet elle pouvait avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoi Amine avait le sein meurtri. Le jour parut qu’il était encore occupé de ces pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il tenait son conseil et donnait audience. Il s’assit sur son trône.
Le grand vizir arriva peu de temps après et lui rendit ses respects à son ordinaire :
« Vizir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les calenders. Partez, et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre retour. »
Le vizir, qui connaissait l’humeur vive et bouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d’une manière très honnête l’ordre qu’il avait de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de ce qui s’était passé chez elles.
Les dames se couvrirent de leurs voiles et partirent avec le vizir, qui prit en passant chez lui les trois calenders, qui avaient eu le temps d’apprendre qu’ils avaient vu le calife et qu’ils lui avaient parlé sans le connaître. Le vizir les mena au palais et s’acquitta de sa commission avec tant de diligence que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étaient présents, fit placer les trois dames derrière la portière de la salle qui conduisait à son appartement, et retint près de lui les trois calenders, qui firent assez connaître par leurs respects qu’ils n’ignoraient pas devant qui ils avaient l’honneur de paraître.
Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté et leur dit :
« Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit, déguisé en marchand, je vais sans doute vous alarmer ; vous craindrez de m’avoir offensé et vous croirez peut-être que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ; mais rassurez-vous : soyez persuadées que j’ai oublié le passé et que je suis même très content de votre conduite. Je souhaiterais que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m’en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes après l’incivilité que nous avions commise. J’étais alors marchand de Moussoul, mais je suis à présent Haroun Alraschid, le cinquième calife de la glorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grand prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles. Je ne suis pas moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cicatrices. »
« Quoique le calife eût prononcé ces paroles très distinctement et que les trois dames les eussent entendues, le vizir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter... »
Mais, sire, dit Scheherazade, il est jour : si votre majesté veut que je lui raconte la suite, il faut qu’elle ait la bonté de prolonger encore ma vie jusqu’à demain.
Le sultan y consentit, jugeant bien que Scheherazade lui conterait l’histoire de Zobéide, qu’il n’avait pas peu d’envie d’entendre.
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