A propos de l'existentialisme
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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+ | Si l'on tente de replacer l'existentialisme dans son contexte historique, nous pouvons voir cette théorie comme la fille naturelle des interrogations de l'entre-deux-guerres. Cette période, trouble pour les idées, trouvait ses fondements dans certaines doctrines assez inquiétantes et peu connues du début du siècle, doctrines qui visaient à avoir une approche très scientifique de l'homme et, par exemple, à comparer la société à un organisme vivant et ses membres à des cellules utiles ou pathogènes. | ||
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+ | Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, il reste quelque chose des théories intellectuelles qui ont aliéné le monde au travers du nazisme, du fascisme et du communisme. En ce sens, philosopher de manière abstraite sur l'individu intellectuel avait deux avantages : | ||
+ | * c'était un moyen pour tenter de sortir des logiques aliénantes de groupe dont les effets s'étaient avérés désastreux pour le monde entier en se recentrant sur l'individu, | ||
+ | * c'était un moyen pour ne pas affronter frontalement la peur inspirée par le legs de ces années noires et des régimes qui avaient ruiné l'Europe. | ||
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+ | De plus, le régime communiste reste le seul régime en place au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, et il est très présent en France notamment au travers de la Résistance d'obédience communiste, ce qui rend complexe la velléité d'analyse des mécanismes aliénants des régimes totalitaires. Car, comme le constatent des historiens comme François Furet<ref>Cf. ''Le passé d'une illusion''.</ref>, analyser le nazisme ou le fascisme revient obligatoirement à analyser le communisme qui partage un certain nombre de points communs avec son {{G|cousin}} le nazisme. | ||
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+ | En ce sens, l'existentialisme arrive à point nommé pour penser autrement, sur autre chose, pour meubler ce vide issu du désarroi d'une France qui se reconstruit. Cependant, cette doctrine existentialiste a des points communs avec les idées des décennies précédentes, comme nous allons le voir. | ||
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+ | === L'existentialisme dans la relation au passé === | ||
=== La genèse des tabous === | === La genèse des tabous === | ||
- | Une telle représentation de l'individu pourrait apparaître comme étant un peu naïve au sortir de la seconde guerre mondiale, de l'endoctrinnement massif des régimes nazi, fasciste et soviétique. Refuser de | + | Une telle représentation de l'individu pourrait apparaître comme étant un peu naïve au sortir de la seconde guerre mondiale, de l'endoctrinnement massif des régimes nazi, fasciste et soviétique. Refuser de . Cette attitude créait des zones d'ombre établis en véritables tabous <ref>Comme le procès de la collaboration française, italienne et allemande, et le procès d'un communisme piloté par Moscou qui, bien qu'organisant une partie de la résistance française, était loin d'en constituer la totalité.</ref>. |
Après la deuxième guerre mondiale, les auteurs français pouvant prétendre à être philosophes (ce que Sartre prétendait tout en se sentant inconfortable avec ce terme et ce que d'autres refuseront après lui) se dirigent progressivement vers une mise en tabou d'un certain passé français. Même si dans sa trilogie romanesque, ''Les chemins de la liberté'', Sartre parle de la Deuxième Guerre Mondiale, il éprouve un genre de fascination morbide pour l'homme inactif et indécis. Sa lecture des individus au sein de la guerre est terne et sans relief, sans approfondissement, ni véritablement psychologique, ni politique<ref>On pourra noter qu'aucune réflexion sur l'héritage de la Première Guerre Mondiale n'est véritablement menée alors que la naissance des totalitarismes prend ces racines entre les deux guerres.</ref> Le dépit de l'homme au sein de la guerre est mis en scène comme un dépit existentiel inéluctable et non comme un dépit circonstanciel et un héritage historique trop lourd à porter. Sartre fait de la névrose une ''obligation métaphysique''. | Après la deuxième guerre mondiale, les auteurs français pouvant prétendre à être philosophes (ce que Sartre prétendait tout en se sentant inconfortable avec ce terme et ce que d'autres refuseront après lui) se dirigent progressivement vers une mise en tabou d'un certain passé français. Même si dans sa trilogie romanesque, ''Les chemins de la liberté'', Sartre parle de la Deuxième Guerre Mondiale, il éprouve un genre de fascination morbide pour l'homme inactif et indécis. Sa lecture des individus au sein de la guerre est terne et sans relief, sans approfondissement, ni véritablement psychologique, ni politique<ref>On pourra noter qu'aucune réflexion sur l'héritage de la Première Guerre Mondiale n'est véritablement menée alors que la naissance des totalitarismes prend ces racines entre les deux guerres.</ref> Le dépit de l'homme au sein de la guerre est mis en scène comme un dépit existentiel inéluctable et non comme un dépit circonstanciel et un héritage historique trop lourd à porter. Sartre fait de la névrose une ''obligation métaphysique''. |
Version du 25 décembre 2007 à 12:23
Introduction
La pensée française de la deuxième moitié du XXème siècle s'est inscrite dans une mouvance particulière, relativement cohérente dans son approche, dont les conséquences sont encore très vivaces dans l'inconscient collectif français. A la différence d'autres pays, certaines idées font, en France, long feu, endoctrinant des générations de personnes sous le couvert d'une ouverture d'esprit très morale aux accents altruistes.
L'héritage de la phénoménologie
Brève introduction historique
La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle sont marqués en sciences et en philosophie par la recherche des principes fondamentaux de la pensée, respectivement scientifique et philosophique. Dans le domaine mathématique, on voit ainsi de grands mathématiciens s'intéresser aux fondements de la logique (Henri Poincaré, David Hilbert, Bertrand Russell, etc.) au cours d'une controverse qui marquera l'histoire des sciences. Dans la philosophie, Edmund Husserl et Martin Heidegger poursuivront les travaux de Hegel et de Kant sur la métaphysique au moyen de leur vision respective de la phénoménologie.
Même si le rapprochement peut paraître non évident de prime abord, Freud, un exact contemporain de Husserl, développe avec la psychanalyse une approche radicalement différente de celle des phénoménologues, car basée sur l'analyse pratique de « phénomènes » qui, justement, ne seront jamais étudiés par les écoles phénoménologiques. Nous nous proposons, dans cet article, d'étudier les conséquences de ce refus des phénoménologues qui, s'il n'était pas forcément actif du temps même de Freud, l'a été pour les héritiers de la phénoménologie, notamment au sein du courant existentialiste.
Introduction à la phénoménologie
La phénoménologie husserlienne est la « science des phénomènes ». Le principe de cette méthode qui dit que le monde ne se limite pas à ce que nous en percevons, est d'analyser la façon dont les phénomènes se présentent à la conscience. L'objectif de Husserl est d'atteindre l'essence des choses en faisant varier les points de vue de la conscience qui analyse le phénomène pour faire la part des choses entre le phénomène lui-même, émis de l'objet, et l'essence de l'objet lui-même. une seconde méthode est de considérer la « série des phénomènes » issus d'un même objet pour en saisir l'essence.
Notons d'emblée que cette méthode est purement intellectuelle et que, en tant que méthode intellectuelle d'appréhension ou d'analyse des phénomènes du monde, elle est en concurrence avec d'autres représentations purement intellectuelles du monde, comme les représentations scientifiques. Cependant, nous préciserons que cette méthode semble être très largement inspirée d'une approche scientifique en considérant les objets étudiés comme pouvant être source d'expériences, même si ces expériences sont seulement imaginées.
De plus, cette méthode a des visées métaphysiques dans ce qu'elle entend définir une méthode pour saisir l'essence des choses, les choses « en elles-mêmes », ou autrement dit l'« en-soi » des choses. Cette approche métaphysique est, bien entendu, à l'opposé de l'approche mystique pour qui les choses sont révélées dans leur vérité par l'inspiration de Dieu.
Phénoménologie et psychanalyse
Si le positionnement husserlien est très différent de l'approche religieuse, la phénoménologie husserlienne est aussi radicalement à l'opposé de la démarche psychanalytique de Freud. En effet, la psychanalyse part du principe que certains phénomènes peuvent être détournés par la psyché et, par conséquent, qu'ils ne peuvent pas apparaître dans leur réalité en raison de ce dysfonctionnement. L'état de névrose montre que, bien loin de parvenir à saisir l'essence des choses, les phénomènes eux-mêmes peuvent être interprétés de manière radicalement différente selon les individus, cela en rapport avec leur existence passée et leurs traumatismes.
La logique phénoménologique husserlienne fait fi de ce genre de considération et postule, en quelque sorte de manière sous-entendue, que le phénomène est analysable et qu'il contient une partie de l'essence, ou qu'il peut mener à l'essence par l'utilisation d'un certain nombre de techniques intellectuelles.
Comme d'habitude en philosophie, ce n'est pas le raisonnement lui-même de Husserl qui est à contester dans la phénoménologie : ce sont les prémisses du raisonnement. Ces prémisses sont, la plupart du temps, inconscientes au sens freudien du terme, ce qui rend difficile la critique frontale de grandes théories. Dans le cas de la phénoménologie, si les phénomènes ne parviennent à notre conscience que déformés par notre passé, nos traumatismes et nos névroses, comment s'appuyer sur eux pour garantir l'émergence intellectuelle d'une essence, d'un absolu ? Husserl part donc d'un postulat, celui de pouvoir avoir confiance dans les phénomènes qui se présentent à la conscience. Or, la plupart du temps, les phénomènes eux-mêmes ont une charge inconsciente qui les altère.
La psychanalyse nous montre aussi d'autres exemples beaucoup plus inquiétants pour la théorie phénoménologique. Les paranoïaques, personnes souvent très intelligentes, perçoivent correctement les phénomènes qui les entoure, correctement étant entendu au sens où d'autres témoins des mêmes scènes peuvent valider le phénomène perçu. Néanmoins, si les phénomènes perçus par la conscience du paranoïaque sont vrais, incontestables, leur interprétation est, quant à elle, totalement délirante, bien qu'une intense activité intellectuelle et une grande corrélation des phénomènes ait été opérée par l'intellect du paranoïaque.
La psychanalyse freudienne démonte donc ce que nous pourrions nommer « l'axiome de Husserl » (le fait que nous pouvons faire confiance aux phénomènes qui se présentent à notre conscience) à deux niveaux :
- les phénomènes arrivent chargés d'une partie inconsciente de nous ;
- l'interprétation intellectuelle de ces phénomènes est loin de nous mener à la découverte de leur essence.
L'axiome husserlien et ses conséquences
Husserl semble prendre pour base à son postulat une séparation entre la « conscience » et le phénomène qui se donne à la conscience. Auquel cas, le phénomène serait implicitement « pur » et la conscience (sous-entendue intellectuelle) serait en mesure de le prendre pour objet de réflexion. Il est à noter que ce « modèle » de la psyché humaine est d'une étonnante simplicité, simplicité dont Kant se désolidarise dans son introduction à la Critique de la Raison Pure.
Cette erreur de fond va toucher plus ou moins la philosophie de Husserl, dans la mesure où plus les « objets » étudiés peuvent être intellectualisés, plus l'approche phénoménologique pourra sembler apporter des fruits (tout en proposant une approche qui pourrait être traitée autrement par des méthodes purement scientifiques). Cependant, dès lors que l'« objet » deviendra « l'homme » ou le « moi », nous allons entrer dans des enchaînements d'erreurs et de contresens, plus regrettables les uns que les autres. Si Husserl restait proche d'une vision kantienne de séparation de l'objet perçu en tant que phénomène et de l'objet en soi, la philosophie française de la deuxième moitié du XXème utilise l'héritage husserlien pour analyser des objets très conceptuels et ou très humains au risque de caricaturer l'erreur axiomatique husserlienne. C'est dans ce sens que nous nous proposons de continuer cet article.
L'existentialisme
Quelques notions de l'existentialisme
Le premier axiome de Sartre
Les premières interrogations de Jean-Paul Sartre le mènent à distinguer entre existence et essence. Reprenant le flambeau de l'axiome phénoménologique de Husserl en le radicalisant et en le caricaturant, ce dernier affirme que l'homme existe avant d'être, et donc que son essence est postérieure à son existence. Nous nommerons cette position « le premier axiome de Sartre ». Cette représentation de l'homme a bien des conséquences que nous allons étudier ci-après.
Suivant l'axiome de Husserl, le premier commentaire que nous pouvons faire du premier axiome de Sartre est qu'il place l'homme dans une relation purement intellectuelle à lui-même. L'homme est condamné à déterminer lui-même sa propre essence intellectuellement au sein de la société à laquelle il appartient. On ressent chez Sartre une interprétation contestable d'une approche kantienne de la raison pure. En quelque sorte, l'homme chez Sartre se positionne en tant que pur esprit pour construire son essence dans son temps et dans sa société. Or, force est de constater que l'aspect affectif de l'homme est absent d'une telle théorie d'auto-détermination essentielle de l'homme par son strict intellect.
Cette approche sartrienne se situe dans la continuité des débats qui animèrent les intellectuels de la première moitié du XXème siècle sur la part de l'inné face à la part de l'acquis. Sartre se positionne dans une stricte approche de l'homme par l'acquis et fait disparaître toute notion d'inné. La conséquence est que l'homme n'existe que construit par la société et non pas en tant qu'homme au sens religieux, soit un homme ayant un certain nombre de caractéristiques données a prori. La doctrine de Sartre est donc d'emblée athée et purement sociale, dans la mesure où l'essence de l'homme n'apparaît qu'après que ce dernier a déjà existé. Cette doctrine ouvre la voie à une déification du rôle de la société et à une prépondérance de la culture ou de la politique comme fondement de l'essence de l'homme.
La troisième conséquence du premier axiome de Sartre est, logiquement, une obsession pour la liberté, la liberté de se construire soi-même et de définir soi-même sa propre essence. L'homme est, sans Dieu, condamner à se définir lui-même dans sa propre essence au travers d'une liberté vue comme « obligatoire ».
La quatrième conséquence de cet axiome est que l'homme n'évolue que dans un monde relatif à lui-même et que toute notion d'absolu, notamment moral, disparaît. L'homme est le centre de son monde et ses choix intellectuels (qui pourront être concrétisés en « actes »)le définissent complètement. L'homme s'auto-détermine seul et sans repère et ne rend de comptes qu'à lui-même et à la société dans laquelle il vit.
Le second axiome de Sartre
Ceci n'est pas sans poser quelques problèmes de fond, notamment en termes de responsabilité. La théorie sartrienne étant une apologie de l'individualisme, Sartre a tenté de concilier l'essence de l'homme individu et l'essence de l'homme social en montrant que ces deux essences devaient naturellement « se rejoindre » dès lors que l'homme faisait « les bons choix ». Nous noterons une certaine incohérence logique de ce point de vue, le « bon choix » étant difficile à définir sans un système moral qui dépasse le cadre des individus et qui a, donc, quelque chose d'absolu. Nous nommerons ce passage non naturel de l'essence individuelle à l'essence collective, le « second axiome de Sartre ».
Notons d'ailleurs que Sartre, lorsqu'il parle d'« essence » de l'homme, semble plutôt parler de « sens » de la vie pour l'homme. Cette confusion quant à la définition même de l'essence de l'homme est commode pour changer d'échelle et étudier la relation entre le sens de la vie de l'individu et le sens de la vie de la société, tout en posant le problème de manière ontologique en termes d'essence.
une des grandes conséquences de ce deuxième axiome est de donner une autre définition de la notion d'« acte » lui-même. L'acte que je fais, en tant qu'il détermine mon essence, est un acte qui me fonde. Je suis donc, dans l'exercice de ma liberté, fondé par mes actes. Ces actes ont un poids personnel, mais aussi un poids pour le reste de l'humanité (en raison du second axiome). Mes actes de liberté ont donc un poids universel.
L'existentialisme comme pensée tautologique
Les conséquences de cette vision sartrienne de l'homme sont nombreuses et souvent mal entrevues dans leur relation aux axiomes sous-jacents. En effet, dès lors que les axiomes sont posés, il est très facile de raisonner correctement sur ces axiomes et donc de prétendre que ce raisonnement est « pur » (au sens de Kant) alors qu'il n'est qu'un jugement moral fondé sur la reformulation des conséquences des axiomes acceptés. Cette démarche est très courante en philosophie et nous la nommons pensée tautologique.
L'existentialisme comme système moral
La première conséquence de ces raisonnements valides sur des axiomes partiaux est l'émergence d'un système moral qui ne se dit pas être un système moral. On en trouve l'apogée dans la notion sartrienne d'« artiste engagé » ou de « philosophe engagé », notion qui, encore aujourd'hui, est très présent dans la pensée française.
Le raisonnement est simple :
- je suis un existentialiste ;
- je détermine ma propre essence seul au sein de la société (premier axiome de Sartre) ;
- mes actes sont donc des combats me définissant dans mon essence (conséquence du premier axiome) ;
- cette essence est connectée avec l'essence de l'humanité (second axiome de Sartre) ;
- je puis donc critiquer les autres de ne pas faire la même démarche (conséquence morale issue du second axiome de Sartre).
Le raisonnement est donc logiquement valide tant que l'on ne remet pas en cause les axiomes qui le fondent. Cependant, dès lors que l'on considère les axiomes, nous nous trouvons face à une incroyable leçon de prétention individualiste doublée d'une méconnaissance absolue de certaines caractéristiques humaines. Le philosophe Sartre appuie ses raisonnements sur trois axiomes, un axiome méthodologique (celui d'Husserl) et deux personnels, ces axiomes définissant sa vision personnelle de l'homme.
Les questions inhérentes à la morale sont les mêmes que dans tout système moral. Dès lors que Sartre se permet de juger durement Flaubert, sur quelles bases ce dernier le juge-t-il ? Sur le fait de n'être pas existentialiste ? Sur le fait de ne s'être pas engagé ? Son jugement ne s'exerce-t-il sur la base d'une projection des problèmes contemporains de Sartre sur l'époque flaubertienne ? S'il n'y a pas de morale absolue, comment se fait-il que l'on puisse juger des actes d'auteurs du passé aussi simplement ? Sartre ne les juge qu'à l'aune de sa propre personne, comme nous allons le voir au travers d'un regard psychanalytique.
La démarche morale sartrienne est similaire à la démarche de Nietzsche : postulant le refus de la morale absolue, il bâtit un système intellectuel qui induit une morale personnelle beaucoup plus dure, car :
- cette morale personnelle est basée sur des axiomes qui représentent le monde de manière simpliste,
- cette morale personnelle est basée sur des raisonnements logiques qui prétendent ne pas être moraux dû au fait qu'ils sont logiques.
Il est donc nécessaire, pour attaquer ces morales qui se cachent, non de contester des raisonnements sans faille, mais de contester les axiomes qui les fondent. L'histoire montre que, dans ce domaine, peu de philosophes ont pris cette approche pour contester les morales philosophiques personnelles sur le terrain formel, hormis Kant dans la Critique de la faculté de juger.
L'existentialisme au regard de la psychanalyse
Sartre, le philosophe projectif
Nous avons déjà mis en perspective l'axiome d'Husserl par rapport à la psychanalyse. Le premier axiome de Sartre, vu de la psychanalyse, montre tout simplement une « ablation » d'un pan entier de l'humanité : l'affect. En effet, tous les humains ont des patterns affectifs dont tous peuvent constater qu'ils sont généralement assez « stables » depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte et qu'ils modèlent une grande partie de la vie humaine des personnes. L'affect et l'intellect sont deux dimensions très étroitement liées dans la psyché humaine comme le montra Jung dans Les types psychologiques.
Si un philosophe fonde une théorie sur une approche purement acquise et intellectuelle de l'essence de l'individu, cela signifie que la typologie affective de l'homme n'est pas dans son essence (au sens sartrien du terme), postulat que l'expérience psychanalytique rend caduque immédiatement. Au sens de Jung, cette ablation pourrait être considérée comme une projection de Sartre sur le monde. A l'instar du mouvement naturel de la plupart des personnes, Sartre ne voit du monde que ce qu'il est lui. Sa partie affective étant totalement refoulée, il bâtit une théorie philosophique du monde dans laquelle tous les êtres sont à son image[1] et ont donc un affect refoulé.
Sartre, l'angoisse et la névrose
Au sein des phénomènes que Sartre ne peut nier se trouve « l'angoisse » que ce dernier nommera « angoisse existentielle ». Ce phénomène est bien connu des psychanalystes et des psychiatres comme une activité cérébrale très intense (parfois partiellement inconsciente) tournant indéfiniment dans des raisonnements stériles. L'inventivité exceptionnelle de Sartre, dans sa négation de l'approche psychanalytique, consiste à mélanger l'approche heideggerienne et l'approche de Kierkegaard (sans le côté chrétien) pour en faire un trait constitutif fondamental de l'homme. En substance, l'homme sartrien est condamné à l'angoisse car il est libre et ne peut se décider à utiliser cette liberté. De plus, il a l'angoisse de la mort, donc de la disparition de sa propre « essence », une essence qu'il aura bâti de manière intellectuelle.
Du point de vue logique, la considération sartrienne de l'angoisse est une conséquence très normale de l'ablation de l'affect dans la théorie de Sartre. En effet, si un individu nie sa partie affective, il est en état de névrose, et la névrose est génératrice d'angoisse. C'est donc le refoulement qui est à l'origine de l'angoisse sartrienne, plus que la peur de la liberté. En ce sens, Sartre a raison quand il conçoit l'angoisse comme consubstantielle avec l'existentialisme, car l'existentialisme est une doctrine névrotique qui pousse l'homme à ne considérer de lui-même que sa partie intellectuelle pour définir son essence.
Le problème de l'existentialisme sartrien réside donc plus dans le fait de légitimer la névrose individuellement et socialement (ce qui aura des conséquences que nous détaillerons plus tard) que de raisonner logiquement. Car, légitimer la névrose est une conséquence très logique du premier axiome de Sartre :
- je ne puis définir mon essence que par mes actes pensés de manière intellectuelle,
- je me ferme une partie complète de la vie et de ce qui fait mon humanité (l'affect),
- je me divise de moi-même,
- je me postule donc en névrosé.
Nous bouclons dans une représentation du monde hyper-intellectuelle qui illustre, à l'instar d'un Nietzsche mais sur une autre tonalité, une démarche névrotique classique.
Il est à noter que les études sur les névroses montrent très bien les relations entre névrose et angoisse. L'angoisse en tant qu'elle est une hyper activité intellectuelle, pas toujours consciente, donne l'impression d'être bloqué dans une impasse dont une peur inconsciente est à la source. En effet, l'angoisse stimule l'intellect de façon très importante afin que ce dernier trouve la solution à un problème qui est souvent mal exprimé. Le défouloir intellectuel est donc, la plupart du temps, une protection de la psyché par rapport à ce qui lui fait peur. En d'autres termes, les questions conscientes des angoissés visent à tout sauf à traiter du problème réel. L'intellect travaille souvent soit sur un problème secondaire, soit sur un problème de surface, très lointain du problème de fond (souvent inconscient) générant l'angoisse.
Ainsi, en situation d'angoisse, il ne faut pas faire confiance à son intellect, car il boucle souvent sur de faux problèmes pour occuper la psyché à ne pas découvrir le problème de fond qui est, lui, effrayant ou impossible à remonter à la conscience. Cette mécanique est très importante car l'angoissé peut toujours trouver des demi solutions intellectuelles à ses problèmes de surface, tout en ne pouvant s'empêcher d'en chercher d'autres. L'angoissé réfléchit beaucoup, mais il ne réfléchit pas sur les bonnes bases, ces bases lui étant masquées.
Sartre est donc le grand angoissé de l'existentialisme : il s'appuie sur des axiomes incontestables qui le verrouillent et qui font que son activité cérébrale s'active dans les conséquences de ces axiomes au lieu de s'affronter au problème ontologique qui fonde les axiomes eux-mêmes. Sartre, dans ce sens, ne voit pas que sa théorie a fait l'ablation de la partie affective de l'homme, car Sartre a refoulé cette partie de lui-même. Si son intelligence est indéniable, sa théorie prouve sa névrose et trouve un écho chez les névrosés hyper-intellectuels.
Or, tout le monde n'étant pas névrosé, la névrose n'est pas consubstantielle à l'homme dans son ensemble, mais elle l'est, par construction, à l'existentialisme.
Dès lors, l'existentialisme étant une théorie névrotique, nous pouvons comprendre son côté combattif, juge, et son système moral, comme des moyens de projeter des affects refoulés négatifs sur les autres. On rejette ce qui est différent de soi au moyen de projections. Sartre critique Flaubert en projetant ses affects refoulés sur ce dernier, sans réaliser que cette démarche est, dans l'absolu, non fondée logiquement.
Cela nous amène naturellement à parler de la notion d'« autre » chez Sartre, autre qui sera le réceptacle de tous les affects refoulés de Sartre.
« L'autre » chez Sartre
Une vision purement intellectuelle de l'autre
La vision de l'autre chez Sartre est dans le prolongement de l'hyper-intellectualité sartrienne que nous avons jusqu'ici détaillée. L'autre apparaît, dans l'oeuvre de Sartre au travers de soi uniquement, de ce soi défini intellectuellement dans son essence, par le truchement du concept : l'« être-pour-les-autres ». Jamais Sartre ne prend le parti de voir l'autre soit au travers de la projection inconsciente de nous-mêmes en l'autre (perspective psychanalytique), soit au travers de l'empathie que nous pourrions ressentir, notamment de la souffrance de l'autre (approche traditionnellement religieuse)[2]. Sartre ne nie probablement pas consciemment l'existence même de ces deux approches au point de ne pas les mentionner et, donc, de ne pas les critiquer, mais, emprisonné dans ses axiomes intellectuels, il semble simplement ne pas être capable de percevoir ces deux dimensions cruciales du problème.
Or, une vision purement intellectuelle de l'autre induit une vision très pessimiste des relations humaines. Pour comprendre cette relation avec le pessimisme, il nous faut revenir vers la psychanalyse. Sartre refoule ses affects au point de créer une théorie de l'homme dans laquelle l'affect n'existe pas. Or, il est nécessaire de préciser que l'affect existe toujours, y compris chez les personnes hyper intellectuelles : il est simplement refoulé. Une meilleure formulation serait donc de dire que Sartre crée une théorie de l'homme dans laquelle l'affect n'existe pas à la conscience de l'homme. Tous les lecteurs de Sartre se souviendront de cette obsession pour la conscience de la part de Sartre. Cette obsession (qui peut être considérée comme une reformulation de l'axiome de Husserl) pourrait s'écrire de la manière suivante : ma psyché se limite à mon intellect conscient, ce qui est très réducteur, mais n'envisage pas l'existence d'une partie affective refoulée. Or cette partie affective est refoulée pour plusieurs raisons classiques : prédominance de l'intellect, traumatismes affectifs divers, etc. Lorsque l'affect est refoulé, il se projette de manière négative sur le monde.
C'est donc très logiquement que Sartre en vient à parler de l'autre sous l'axe du conflit, de la menace. L'autre est un danger a priori pour moi-même, sous-entendu moi qui refoule mes affects. Cela est psychanalytiquement équivalent à : je projette mes affects inconscients (négatifs) sur l'autre. Or, tout ceci peut être présenté de manière philosophiquement valide au sein du raisonnement sartrien. Sartre va le formuler de la façon suivante :
- si chacun est un être intellectuel pur luttant pour que sa liberté s'incarne dans des actes qui construisent son essence,
- l'autre, par son existence même, peut remettre en cause les actes qui me fondent,
- nous serons en conflit.
C'est la première version sartrienne des relations humaines, version que l'on trouve dans l'Etre et le néant.
Plus tard, Sartre tentera d'être « positif » en envisageant (intellectuellement) les conditions pour que ces conflits donnés a priori disparaissent au nom d'une « idée sociale » qui pourrait satisfaire les essences de tous les membres d'une société. Sartre prendra donc très naturellement le chemin du communisme avec la Critique de la raison dialectique
Il est nécessaire de voir que, logiquement, Sartre examine successivement au cours de sa vie les uniques deux choix possibles de sa théorie : le conflit ou le communisme. Le raisonnement sartrien est donc tout à fait légitime, mais il est très réducteur, cela étant dû aux axiomes qui le sous-tendent.
Sartre et l'orgueil
L'analyse de la relation à autrui chez Sartre mène donc dans deux voies (conflit ou communisme), voies que l'on pourrait considérer comme des « voies de garage intellectuel ». Qu'un philosophe en vienne à vanter ontologiquement le communisme comme Sartre le fit montre que certains raisonnements peuvent, par excès d'intellectualité, tourner court. Nous sommes en face d'un cas similaire au cas de Nietzsche et de sa folie, Nietzsche qui, lui aussi, avait une vision très pessimiste des rapports humains, vision inspirée de son sentiment de supériorité.
Chez Sartre, nous ne parlerons pas de folie, mais plutôt de névrose, une névrose se manifestant par un 'orgueil prononcé envers ses théories. En effet, Sartre ne réalisa jamais vraiment qu'il s'était trompé, abusé qu'il le fut par les axiomes qui le fondaient. En un sens, Sartre n'était pas loin de la vérité quand il disait que nous sommes fondés par nos actes. Mais son cas illustre plutôt que nous sommes fondés par nos axiomes, par les certitudes que nous avons en chacun d'entre nous[3]. Bien entendu, savoir d'où nous viennent ces axiomes est le travail du métaphysicien comme Kant le nota si justement, et c'est le travail fondamental de la philosophie qui veut se débarrasser de la logique des opinions[4].
De l'attachement aux axiomes vient l'attachement aux raisonnements fondés sur ces axiomes, et de cet attachement (affectif) vient l'orgueil. L'homme moderne baignant dans l'illusion du progrès et des « problèmes à résoudre » se sent mieux lorsqu'il a résolu les problèmes qui se posaient à lui. Ainsi, la notion de progrès est souvent équivalente avec la notion de raisonnements effectués dans le passé. Sartre est donc plein d'orgueil pour une théorie qui ne l'est pas moins, car elle vise, comme Hegel, à fonder un système complet, valable pour tous les hommes.
L'attachement provoque aussi l'aveuglement, notamment lorsque Sartre arrive dans cette impasse de la relation à autrui selon le modèle existentialiste. En effet, arriver face à une alternative conflit versus communisme serait équivalent à arriver en sciences devant un résultat dont la réalité nous montre qu'il n'est pas appliqué. Le scientifique, dans ce cas, considère que le modèle contredit l'expérience et donc que le modèle doit comporter des erreurs. Or, Sartre, aveuglé par ses affects quant à sa théorie, ne se rend pas compte des problèmes du modèle. Il continuera sur sa lancée jusqu'au bout et ne reviendra jamais en arrière. Mais il n'y a pas de Kant à l'époque de Jean-Paul Sartre, pas de contrepoids capable de critiquer une théorie qui part d'un sujet métaphysique pour arriver à l'apologie d'un système politique.
Le conflit et la logique du jugement
Continuons cette exploration de la pensée logique (et névrotique) de Sartre. Si nous sommes des êtres purement intellectuels nous fondant dans notre essence par nos actes (intellectuellement pensés), alors la pensée différente de l'autre quant à nous devient obligatoirement :
- jugement de nos actes,
- donc jugement de notre « essence »,
- donc agression quant à nous-mêmes,
- donc source de conflit.
L'« enfer », selon Sartre, est donc amené par « l'autre » et au travers du regard de « l'autre ».
Nous sommes, ici, dans les conséquences de la dérive hyper-intellectuelle que nous avons détaillée. Dans un monde purement intellectuel, l'autre ne nous perçoit que de manière intellectuelle et donc le désaccord est obligatoirement jugement. Mais, souvenons-nous de l'« ablation » sartrienne de l'affect du périmètre de son étude : cette ablation implique nécessairement cette vision des choses, que nous avons d'ailleurs retrouvé chez Sartre lui-même dans le jugement sur les artistes ou les philosophes engagés.
Psychanalytiquement parlant, Sartre, une fois de plus, ne parle que de lui-même et de sa propre façon de fonctionner qu'il généralise abusivement à l'ensemble des humains. Qui n'est pas d'accord avec lui le juge, et ce jugement provoque le conflit. Nous sommes ici à la limite du comportement paranoïaque, archétype psychiatrique de la personne étant persuadée que les gens complotent contre lui. Chez Sartre, c'est l'autre qui nous déstabilise parce qu'il nous juge et ne perçoit pas de la même façon ce que nous faisons pour nous fonder dans notre « essence » en exerçant notre « liberté ».
Nous sommes à la limite du modèle sartrien, de la névrose existentielle, qui, en quelque sorte, vole en éclats dès lors que l'homme n'est plus le centre de son monde. De plus, le monde montre autre chose que le conflit, même si le conflit est une dimension importante du monde. Le système existentiel est donc incomplet.
L'amour chez Sartre
Sartre en vient à étudier l'amour comme seule solution pour échapper au conflit. Mais force est de constater que la vision sartrienne de l'amour est synonyme de « chosification ». La logique de Sartre est, quant à l'amour, une logique tautologique par excellence. Prenant pour base le fait que l'amour est chosification de soi-même envers l'autre, il en déduit que les deux formes d'amour « stable » sont le masochisme ou le sadisme. De fait, l'inverse est vrai logiquement : le sadisme et le masochisme sont des relation de chosification de soi ou de l'autre au sein du couple. Cependant, la réciproque est fausse : l'amour n'est relation de chosification que si l'on appréhende l'autre de façon purement intellectuelle dans une logique du conflit donnée a priori.
Le raisonnement sartrien sur l'amour est donc la redite de son hypothèse de base et aucunement une démonstration. Cela donne :
- les êtres sont obligatoirement dans une relation de jugement (conséquence du second axiome de Sartre quant aux actes) et donc de conflit,
- l'amour est le terrain de la lutte pour dominer l'autre (déclinaison logique abusive de la logique conflictuelle a priori pour le couple sans introduction d'une autre dimension au couple : l'amour),
- donc chacun veut chosifier ou être chosifié (conséquence logique du mode conflictuel a priori),
- l'amour stable ne peut s'envisager que dans une relation de sadisme ou de masochisme[5] (reformulation du point précédent).
L'autre comme objet
Sartre fonde ses théories sur autrui sur la certitude que l'autre est « chosifié », c'est-à-dire qu'il est un objet de notre conscience. Nous pouvons voir là une application manifeste de l'axiome de Husserl quant à la technique phénoménologique. En effet, si une chaise peut être chosifiée par mon esprit et que je puisse penser raisonnablement qu'elle est grosso modo chosifiée de la même façon par autrui, il n'en va pas de même pour une personne, encore moins une personne pour qui j'éprouve des sentiments. Sartre prend donc une voie totalement divergente de celle de la psychanalyse et du sens commun en oubliant l'affect qui nous fait percevoir autrui non comme un objet représenté, mais comme quelque chose de plus complexe impliquant des affects.
Comme nous l'avions noté dans la partie concernant Husserl, la méthode phénoménologique possède une marge d'erreur probablement faible pour la phénoménologie des objets inanimés (à moins que les objets en question soient en rapport avec des traumatismes de notre passé[6]). Mais il en va tout différemment quand Sartre tente une phénoménologie des humains, de surcroît dans un modèle an-affectif, car la marge d'erreur est, dans ce cas, complète. Ainsi, la théorie sartrienne de l'autre :
- ne connaît pas l'amour,
- « oublie » ce que tous les humains possédant des affects savent a priori.
Cette théorie de l'amour sartrien n'est, au final, qu'une redite de l'ablation de l'affect présent dans tout l'existentialisme[7]. Quand l'affect est absent a priori d'une théorie philosophique, il est très étrange de le retrouver comme corollaire à une discussion sur la relation à l'autre. L'autre est et reste un objet pour Sartre, par construction, a priori, par postulats et après des raisonnements qui ne font que redire ce principe de base de la théorie existentielle.
La mort et l'absurde
La mort chez Sartre est couronnement de l'absurdité du monde, voire la « victoire d'autrui ». Nous ne commenterons pas longuement cette vision qui une fois encore n'est valide que dans un espace de raisonnement duquel les affects sont absents. L'être humain, une fois mort, ne reste, dans la vision sartrienne, que représenté dans l'esprit de gens qui, eux aussi, vont mourir de manière « absurde »[8].
La notion d'absurde peut être vue comme une nouvelle projection sartrienne : si les axiomes du raisonnements sont contraignants au point de générer une représentation absurde du monde, n'est-ce pas une preuve flagrante de l'échec de l'entreprise philosophique ? Revenons aux inspirations de Husserl puisées dans les grands débats du début du XXème siècle sur les fondements des sciences, débats ouverts en quelque sorte par Kant dans sa Critique de la raison pure. Husserl propose mais ne va pas jusqu'à conclure à une absurdité du monde, mais Sartre le fera et cela restera un trait spécifique de la pensée française.
On retrouve cette obsession de l'absurdité chez Camus qui va jusqu'à écrire un livre entier dédié à l'absurdité[9] pour ne montrer, au final, que sa propre incompréhension des personnages qu'il postule en archétypes de l'absurdité. L'orgueil est, ici aussi, très présent. Au lieu de constater qu'on ne comprend pas, il est plus aisé pour l'ego de dire que les choses sont absurdes. C'est un luxe que la philosophie peut se permettre alors que la science ne le peut pas.
Le sens de la vie selon Sartre
Fort de ces constatations toutes plus contestables les unes que les autres, Sartre revient à la fin de sa vie sur la branche supposée non conflictuelle de l'existentialisme, soit l'attachement volontaire de tous à un système commun de type social. Et c'est naturellement que son choix se porte vers le communisme, théorie éminemment intellectuelle, bâtie par des intellectuels et endoctrinant les masses sous le prétexte de les rendre tous libres de la même façon et au travers de règles intellectuelles définies par les hommes, dans l'illusion de la maîtrise complète de leur histoire.
En un sens, l'existentialisme peut effectivement logiquement se décliner en une théorie sociale de l'aliénation dès lors que, a priori, les axiomes même de la théorie existentialiste « oublient » que l'homme peut avoir des affects. Nous verrons, dans la troisième partie de cet article, les conséquences sur la pensée française actuelle, d'une telle approche.
L'existentialisme, une pathologie de l'ego
En conclusion sur cette longue partie dédiée à l'existentialisme, nous indiquerons que philosophie et amour de la sagesse ne sont pas toujours liés comme nous le montre le modèle existentialiste. En effet, dans un certain nombre de domaines, comme la science, le fait de démontrer une chose absurde mène obligatoirement à des questionnements de méthode quant au raisonnement lui-même. Or, ce n'est pas le cas de la philosophie sartrienne qui, bien que se comparant à l'immense philosophie kantienne (souvent mal comprise), aucune remis en question des axiomes fondateurs de la théorie n'est possible.
Le volume des écrits de Jean-Paul Sartre, ainsi que le fait que son intellect ait été incontestablement au dessus de celui de ses contemporains, ont fait de lui une autorité philosophique et politique de fait, autorité qui n'a pas eu à se battre contre une contestation plus rigoureuse de type logique ou métaphysique de l'ensemble de ses travaux.
L'existentialisme sartrien peut être vu comme une pathologie de l'ego de son créateur et une légitimation de la névrose comme mode de fonctionnement structurel de l'homme. L'homme existentiel selon Sartre, c'est Sartre lui-même et seulement Sartre, tout comme le surhomme selon Nietzsche était Nietzsche lui-même et seulement Nietzsche, tout comme l'homme hédoniste selon Onfray est Onfray lui-même et seulement Onfray.
Nous allons aborder certaines des conséquences actuelles de cet héritage qui, aussi contestable qu'il puisse être, ne cesse de hanter la pensée française et de générer des tabous.
Les conséquences actuelles de l'existentialisme
Contexte historique
Si l'on tente de replacer l'existentialisme dans son contexte historique, nous pouvons voir cette théorie comme la fille naturelle des interrogations de l'entre-deux-guerres. Cette période, trouble pour les idées, trouvait ses fondements dans certaines doctrines assez inquiétantes et peu connues du début du siècle, doctrines qui visaient à avoir une approche très scientifique de l'homme et, par exemple, à comparer la société à un organisme vivant et ses membres à des cellules utiles ou pathogènes.
Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, il reste quelque chose des théories intellectuelles qui ont aliéné le monde au travers du nazisme, du fascisme et du communisme. En ce sens, philosopher de manière abstraite sur l'individu intellectuel avait deux avantages :
- c'était un moyen pour tenter de sortir des logiques aliénantes de groupe dont les effets s'étaient avérés désastreux pour le monde entier en se recentrant sur l'individu,
- c'était un moyen pour ne pas affronter frontalement la peur inspirée par le legs de ces années noires et des régimes qui avaient ruiné l'Europe.
De plus, le régime communiste reste le seul régime en place au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, et il est très présent en France notamment au travers de la Résistance d'obédience communiste, ce qui rend complexe la velléité d'analyse des mécanismes aliénants des régimes totalitaires. Car, comme le constatent des historiens comme François Furet[10], analyser le nazisme ou le fascisme revient obligatoirement à analyser le communisme qui partage un certain nombre de points communs avec son « cousin » le nazisme.
En ce sens, l'existentialisme arrive à point nommé pour penser autrement, sur autre chose, pour meubler ce vide issu du désarroi d'une France qui se reconstruit. Cependant, cette doctrine existentialiste a des points communs avec les idées des décennies précédentes, comme nous allons le voir.
L'existentialisme dans la relation au passé
La genèse des tabous
Une telle représentation de l'individu pourrait apparaître comme étant un peu naïve au sortir de la seconde guerre mondiale, de l'endoctrinnement massif des régimes nazi, fasciste et soviétique. Refuser de . Cette attitude créait des zones d'ombre établis en véritables tabous [11].
Après la deuxième guerre mondiale, les auteurs français pouvant prétendre à être philosophes (ce que Sartre prétendait tout en se sentant inconfortable avec ce terme et ce que d'autres refuseront après lui) se dirigent progressivement vers une mise en tabou d'un certain passé français. Même si dans sa trilogie romanesque, Les chemins de la liberté, Sartre parle de la Deuxième Guerre Mondiale, il éprouve un genre de fascination morbide pour l'homme inactif et indécis. Sa lecture des individus au sein de la guerre est terne et sans relief, sans approfondissement, ni véritablement psychologique, ni politique[12] Le dépit de l'homme au sein de la guerre est mis en scène comme un dépit existentiel inéluctable et non comme un dépit circonstanciel et un héritage historique trop lourd à porter. Sartre fait de la névrose une obligation métaphysique.
L'existentialisme
Naît alors l'existentialisme qui est, là encore, une véritable illustration de la prétention française à vouloir généraliser ses problèmes au reste de l'humanité. L'existentialisme est une mise en perspective des problèmes français de «digestion» de l'histoire de France, de fascination de beaucoup de français pour le communisme, en une sublimation un peu primaire de l'homme en tant qu'homme libre et dont les doutes existentiels sont postulés comme existant a priori, comme constitutifs de la nature humaine dans son ensemble.
La philosophie de l'homme ainsi créée refuse de voir dans ces problèmes communs à l'homme français un passé collectif commun, fait de traumatismes communs et d'expériences communes. Elle refuse aussi d'envisager les conséquences d'une perte de spiritualité au sein de la société moderne, l'influence du changement de monde qu'illustre les années cinquante et soixante. Au contraire, elle transforme les conséquences psychologiques des traumatismes guerriers en une névrose constitutive de l'homme lui-même, cela dans sa plus grande globalité. Elle envisage l'homme traumatisé français comme le centre du monde, une nouvelle fois[13]
Il y a là un non sens au sein de l'approche, non sens très dommageable car, alors que la psychanalyse a beaucoup d'échos dans d'autres pays et que la psychologie se construit sur des interrogations héritées des grandes aliénations collectives[14] , Sartre place l'existentialisme en tant que philosophie anti-psychanalytique.
L'absurdité du monde
Camus, pour sa part, établit un modèle basé sur l'absurdité de la vie qui s'impose de manière métaphysique et inéluctable à l'individu. Cette absurdité peut être considérée comme une projection de Camus de sa propre incompréhension du monde sur l'ensemble des hommes. En un sens, Camus se bat avec ses démons intellectuels pour trouver une solution à un problème qu'il formule mal. Il oublie l'histoire de la pensée. Il ne cherche pas à comprendre en s'ouvrant au monde, il le condamne moralement et tente de trouver des archétypes[15] pour supporter la théorie de l'absurdité métaphysique du monde. Camus ne comprend pas la diversité du monde, il ne comprend pas l'autre qui reste une énigme pour lui, malgré l'Etranger.
Tout comme Sartre, il ne voit pas que la psychanalyse est une [rupture épistémologique majeure->153] dans l'histoire de l'humanité. En un sens, Sartre et Camus sont des penseurs de l'avant Freud[16].
Penseurs de l'endoctrinnement
Pis, ils peuvent être considérés comme des penseurs de l'endoctrinnement : ils reproduisent dans leurs écrits les mécanismes de l'endoctrinnement en faisant perdre la perpective relative du mal français de l'époque. Ils veulent en faire un mal absolu, construit dans l'homme ; ils veulent faire de la dépression la condition d'existence de l'homme ; ils veulent légitimer le tabou au profit d'idées altruistes commodes ; ils veulent instaurer la société dépressive qui refuse de se comprendre et de s'intéresser aux problèmes qui lui font mal.
Bien entendu, dans cette démarche, on peut difficilement admettre que ce courant de pensée ait été volontairement obtus. Il y a d'ailleurs un certain côté pathétique dans cette école de littérature, un côté désespéré, névrotique, que l'on remarque quand on prend un peu de recul et quand on parvient à sortir de cette tradition de sublimation de l'homme flagellé se flagellant.
Héritage judéo-chrétien
La structure de l'existentialisme est d'ailleurs parfois très proche de la vision catholique de l'homme et de ses péchés originels. L'existentialisme est un doute personnel qui postule la culpabilité et la dépression comme mode de fonctionnement obligatoire. On est dépressif parce que la vie est absurde, parce que le moi est incohérent[17] et ce principe est trainé comme un fardeau originel. On est un individu au libre arbitre absolu au sein d'une société absurde. Le résultat est de légitimer l'individu névrotique au sein de la société névrotique.
L'impact sur notre société actuelle est si grand, dans le monde des penseurs, qu'encore aujourd'hui, on notera le nombre incroyablement limité de critiques de Sartre ou de Camus, et le fait que ces auteurs soient encore et toujours au panthéon de la littérature française enseignée. Au vu de l'inconscient collectif français actuel, combien d'années, combien de générations seront nécessaires pour qu'on s'aperçoive des conséquences désastreuses de ce message ? Actuellement, des gens payent cette manipulation en ayant l'esprit encombré des problèmes tels qu'ils nous furent posés à cette époque par des penseurs ayant projeté leur propre volonté névrotique sur le monde[18].
Le cas Foucault[19]
Lorsque des gens comme Foucault naissent à la philosophe (tout en refusant d'admettre qu'ils font de la philosophie), ils possèdent en eux cette représentation du monde, cette méfiance absolue de la psychanalyse prédite par Freud, cette loi des zones d'ombre et du tabou. Il creusent alors les sillons de la culpabilité et des peurs de l'endoctrinnement. En un sens, ils créent les conditions favorables pour de nouvelles aliénations : ces dernières seront toujours fondées sur de bonnes intentions, applaniront les différences structurelles en prétendant les révéler, se gargariseront d'altruisme facile, d'obsession de vérité unique et de refus de l'autorité.
Refus de conceptualiser
Un axe de l'œuvre de Foucault est de travailler sur l'archive des faits individuels, et de refuser explicitement la conceptualisation, de voir l'individu et de refuser de considérer les règles générales. Cette direction de travail pourrait être considéré comme un véritable travail de sape des fondations formelles de la société. Les imperfections de la société sont toujours survolées au profit d'une vision extrêmiste morale fondée sur l'existence de cas particuliers singuliers.
Si les intellectuels se pâment, il est important de voir que cette démarche est absolument anti-scientifique et viole les préceptes de base de la représentation statistique de la société. On ne parle plus de l'homme, on parle de certains groupes sociaux et de leurs problèmes pris ex-nihilo. La société est toujours le coupable désigné et l'individu est opprimé de fait.
Pourtant, comment prétendre construire une pensée sociale quand on refuse de conceptualiser ? Comment prétendre pouvoir partir de cas de détresse individuelle pour bâtir des modèles régissant la société en entier ? Le moyen commode est de ne pas se proclamer philosophe ; cela ote les responsabilités sociales ; cela transforme le philosophe en observateur tout puissant des défaillances sociales, en critique ayant toujours raison.
Car si on proclamait Foucault philosophe, on pourrait dire que sa pensée appartient aux penseurs de l'avant Platon : pas de véritable conscience politique et sociale, pas d'analyse à haut niveau de la chose sociale, juste une analyse stricto sensu phénoménologique de surface, pas de solution engagée proposée à part des modèles utopiques.
Régression et fuite de responsabilités
Il y a là une loi de la régression qui est inacceptable et qui de plus sert la cause opposée de celle qu'elle prétend défendre. Comment se protéger de la manipulation si on ne conceptualise pas, si on ne prend pas de recul ? Quelle fut la structure des manipulations totalitaires ? Sur quels traits psychologiques de l'homme s'appuyaient-elle ? Autant que questions qu'il faudra que la France se pose un jour en regardant son passé, autant de questions qu'il serait de la responsabilité du philosophe d'expliquer, dût-il user de toutes les techniques existantes ou en inventer de nouvelles pour y parvenir.
Les historiens marxistes de l'histoire de France ont pris leur retraire : on n'enseigne plus «la lutte des classes dans les campagnes au Moyen-Age». Une nouvelle génération les suit, sans doctrine visible (du moins pour le moment). Espérons qu'ils éclairerons progressivement les mensonges que nous portons en nous et qui font de la France ce pays prétentieux, culpabilisant, porteur de tabous, mais néanmoins merveilleux.
Notes
- ↑ On retrouve cette démarche chez Michel Onfray. Cf. A propos de Michel Onfray.
- ↑ Cf. Projection et empathie.
- ↑ Ce qui peut être illustré par la notion religieuse de polythéisme. Cf. Rupture épistémologique et polythéisme.
- ↑ Cf. Critique de la raison pure.
- ↑ Nous reviendrons sur ce raisonnement en détails dans un autre article.
- ↑ Comme le rosebud de Citizen Kane.
- ↑ Cf. Les chemins de la liberté, la trilogie « romanesque » de Sartre où aucun personnage n'est capable d'amour et où Sartre dépeint, sans le vouloir, des personnes inutiles en perdition intellectuelle complète.
- ↑ On retrouve ce point de vue très matérialiste chez Isaac Asimov, par exemple. Cf. Fondation ou l'apologie du système totalitaire.
- ↑ Cf. Le mythe de Sisyphe.
- ↑ Cf. Le passé d'une illusion.
- ↑ Comme le procès de la collaboration française, italienne et allemande, et le procès d'un communisme piloté par Moscou qui, bien qu'organisant une partie de la résistance française, était loin d'en constituer la totalité.
- ↑ On pourra noter qu'aucune réflexion sur l'héritage de la Première Guerre Mondiale n'est véritablement menée alors que la naissance des totalitarismes prend ces racines entre les deux guerres.
- ↑ Cf. [L'obsession névrotique française de l'universalité->146].
- ↑ Voir à ce sujet les travaux de [Stanley Milgram->http://fates.cns.muskingum.edu/~psych/psycweb/history/milgram.htm].
- ↑ Camus analyse les archétypes d'une manière si simpliste par rapport à Jung que la lecture du Mythe de Sisyphe est tout à fait consternante.
- ↑ Ce qui explique un certain retard de la pensée française par rapport à celle d'autres pays.
- ↑ voir l'Etre et le néant.
- ↑ En un sens, on pourrait y voir une application des théories de Schoppenhauer.
- ↑ On pourra lire aussi [Foucault et l'archéologie du savoir->458], [Foucault et la psychanalyse en tant que pouvoir->282], et [Foucault et le passé mort->259].