Histoire XLII
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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— Ah.
— Oui, pas du tout extraordinaire, mais je la trouve amusante.
— Racontez-la toujours.
Le bar enfumé sentait la mousse de bière. Il y avait peu de clients. Il était tard. De nouvelles personnes partaient. Quelques lumières allumées dans une ville un peu trop grande.
— N'espérez pas trop. C'est une histoire commune.
— Tout est commun ; pourtant l'extraordinaire est au coin de la rue.
— Oui, mais qui le voit ?
— Je ne sais pas.
— Voilà vos deux cafés.
— Merci.
— Merci.
Le barman changea la musique qui se transforme en une sorte de quatuor moderne, déstructuré, tranquillement introspectif. Presque silencieux.
— Bonne ambiance.
— Oui, les autres clients sont partis. Mais cela a peu à voir avec mon histoire.
— Revenez-y.
— Elle est morale.
— Je m'en accommoderai.
— Quoique.
— Je ne puis le savoir.
— Un de mes amis fait de fréquents voyages dans tout le pays.
— Il est représentant ?
— Pas du tout. Et il s'absente du domicile conjugal pour des périodes qui excèdent rarement la semaine. Seulement, dans une de ces périodes un peu trop longues, ...
— Il rencontre une autre femme.
— Vous la connaissez ?
— Non, je ne l'ai jamais rencontrée.
— En effet, c'est elle qui le rencontre.
— Tout était arrangé ?
— Je ne crois pas.
— Mais le temps est long.
— Exactement, et il est tenté.
— Par quoi ?
— Par qui.
— Par qui ? Ah oui, par cette femme. Comment la trouve-t-il ?
— Pas vraiment belle, pas vraiment intelligente, mais il a bu.
— Et il est seul.
— Et elle est là. Alors, il hésite, c'est compréhensible.
— Certes.
— Il la raccompagne.
— Cela devient trivial.
— Pas du tout. Ecoutez la suite.
— Je suis toutes ouïes.
La musique s'affole. Les accords deviennent plus forts et plus violents. L'espace sonore se remplit à mesure que le volume augmente.
— Il hésite, mais pour des raisons matérielles, il ne peut pas.
— Elle ne veut pas ?
— Non, elle aurait voulu. Lui s'est inventé des raisons.
— Quand rentre-t-il ?
— Le lendemain soir, évidemment.
— Je l'aurais parié. Ce genre de rencontres tombe comme par enchantement la veille du retour. Et que fait-il le lendemain ?
— Il la revoit. Ils discutent. Ils sentent qu'avec plus de temps, ils auraient pu faire des gaffes.
— Il les désire encore.
— C'est certain.
— Mais il part.
— Oui.
— C'est tout ?
— Non.
— Quelle est la nouveauté ?
— Je ne sais si c'est une nouveauté. Il la revoit.
— Oui, mais quand ? Combien de temps après ?
— Longtemps, presqu'un an.
— Elle le reconnaît ?
— Non, mais lui si. Il a la mémoire des visages. Elle, non.
— Il lui parle ?
— Il hésite.
— Et puis ?
— Non.
— Que fait-il ?
— Il compare.
La musique devient hystérique, puis retombe comme une pomme pourrie de l'arbre, qui soupire en s'écrasant. Le barman s'effondre vaincu.
— Que compare-t-il ?
— Les deux, c'est une soirée dansante.
— Dansent-elles proches l'une de l'autre ?
— Oui.
— Se connaissent-elles ?
— Non, mais elles restent du même côté, et sont visibles toutes deux à la fois. Il les compare.
— Comme de la marchandise ?
— Oui et non. Il tente d'être objectif.
— Que conclue-t-il ?
— Que l'histoire a bien fait les choses.
— Oui, mais il n'est pas du genre à regrets, donc c'est de peu de valeur.
— En effet. Pourtant, il conclue que tout va bien. Même s'il évite de se montrer face à l'autre.
— L'aurait-elle reconnue ?
— Je ne sais pas.
— Aurait-elle des déficiences visuelles ?
— Cela se peut.
— Qu'en pensez-vous ?
— Que tout aurait pu mal tourner. Que cela ne veut rien dire. Et vous ?
— Je ne sais si j'aurais fait de même à sa place. Tout est si hasardeux. Vous croyez en Dieu ?
— Non.
— Moi non plus. Et pas plus au destin. Pourtant, j'aime bien la sensation de celui qui voit et qui sait. Les autres sont des dupes.
— Oui, d'une manière symétrique, même si l'une est élue et l'autre rejetée.
— Il se croit animée d'une lucidité divine. Il sait. Il se repaît. C'est très fort. Etrange qu'il vous l'aie raconté.
— Il ne me l'a pas raconté, puisque le protagoniste, c'est moi.
— Je n'en crois rien.
— Si, je vous assure.
— C'est très étonnant. Un tel plaisir est solitaire.
— Si on veut l'apprécier pleinement, oui. Je dirais même égoïste.
— Une sorte de jouissance divine.
— D'ivresse de créateur.
— De labyrinthique passion.
— De passion stable, de tentation éphémère.
— Mais l'histoire vous a donné raison.
— Jusqu'à présent.
— Pourquoi me l'avouer ?
— Parce que je vous connais bien.
— Etes-vous mégalomane ?
— Allez savoir.
— C'est exact, on ne sait jamais à qui l'on a affaire.
— Bon, je crois que je vais y aller. Ma femme m'attend.
— Moi aussi, je vais y aller. Pour la même raison.
L'homme se leva, mit son chapeau sans quitter son reflet des yeux, ouvrit la porte et sortit dans la nuit.
— Bonsoir monsieur.
— Bonsoir Georges.
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