L'amour fusionnel
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Version du 28 juillet 2007 à 08:51
Un non amour archétypal
Si l'on ne peut définir ce qu'est l'amour de manière précise, si l'on ne peut que constater que la littérature et la poésie nous charment par leurs périphrases sur l'amour sans jamais en rendre complètement compte, cela depuis des siècles, si le sujet occupe tant nos esprits et notre intellect, il ne faut cependant pas oublier que nous ne devons pas a priori accepter n'importe quelle représentation intellectuelle de l'amour sous prétexte qu'on nomme, communément, tout et n'importe quoi sous le terme «amour» et que ce dernier sert souvent à justifier les plus contestables des comportements.
Dans cet article, nous nous intéresserons à un genre bien particulier d'«amour» : l'amour fusionnel. Souvent associé à la représentation de la passion amoureuse, cette catégorie d'amour (je prendrai ici le mot amour dans son sens le plus général et le plus indéfini, le plus social aussi) offre de nombreux dangers psychologiques dont il peut être intéressant de se rendre compte. Derrière le terme «intéressant», nous pourrions disserter sur cette notion d'utilité, car une fois entraîné dans une histoire d'amour fusionnel, il est souvent très difficile pour l'intellect de reprendre le contrôle de la situation qui a créé un trouble affectif majeur.
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Images archétypales de l'amour passion
La France, comme pays de tradition catholique, a une relation très particulière à l'amour comme l'ont les autres pays de la même tradition. Contrairement à la tradition protestante, l'amour est placé dans la tradition catholique au premier rang du bien, devant la loi. Cette prédominance dans l'échelle de valeurs explique une tradition de l'amour dans les sociétés latines où l'on parle aussi d'«amour de Dieu», une tradition que l'on observe beaucoup en littérature notamment.
L'inconscient collectif latin (et occidental dans une large mesure[1]) est, par ailleurs, empli d'images archétypales de l'amour passion, de couples mythiques aux destins tragiques (Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, etc.) et d'histoires traditionnelles tournant autour d'amours passionnels. Le code pénal réserve même une section spéciale au crime passionnel qui peut être vu comme une perte de contrôle psychologique et donner des circonstances atténuantes dans un jugement pour homicide.
L'attirance de la littérature pour ces dérives du sentiment amoureux a quelque peu masqué une réflexion sur l'amour pouvant être faite au moyen de la psychanalyse. Il n'est bien entendu pas question de croire que la psychanalyse pourra expliquer l'amour ; en tant que sentiment profondément humain, il est peu probable qu'aucune explication ne soit suffisante ni même crédible logiquement. Il n'empêche que l'usage de certaines méthodes psychanalytiques peut servir, sinon à offrir une lecture de l'amour, au moins à tenter une lecture des dérives névrotiques de l'amour. En ce sens, le sujet est encore souvent tabou.
Derrière cette optique, se posera la question de ce qui étant appelé amour n'est pas de l'amour dans la mesure où il vise à abîmer la psychologie de ses protagonistes. Cette réflexion nous ramènera immanquablement à considérer les images archétypales de l'amour et à exhiber des nuances de vocabulaire tout à fait importantes par rapport aux sens communément admis des mots amour et passion.
Amour fusionnel et amour passion
Un glissement sémantique semble s'être opéré au fur et à mesure du temps entre «amour passion» et «amour fusionnel». Nous allons tenter de tracer des contours entre les deux notions sachant le danger que représente une telle séparation. Néanmoins, nous n'aborderons dans cette volonté de distinction que le point de vue d'un certain inconscient collectif, d'une tentative d'explication des différences plutôt que de réelle séparation.
L'amour passionnel, dans l'imaginaire collectif, est souvent un amour de coup de foudre, dans lequel on trouve une composante sexuelle souvent très prononcée. C'est un amour de l'excès, un amour névrotique comme dit Jung, pour qui le coup de foudre est une manifestation de la névrose, un amour qui peut engendrer des actes de violence entre les membres du couples ou envers les soi-disant ennemis de ce couple. L'amour passion est un amour que nous pourrions qualifier de non intellectuel, les deux protagonistes étant submergés par leur attirance l'un pour l'autre au delà de toute raison. Est associée à cette représentation de l'amour passion la tragédie du couple, soit dans la dérive destructrice des deux acteurs, soit dans la dérive destructrice de personnes extérieures. L'amour passion est considéré comme un amour d'une intensité incroyable mais d'une durée de vie faible, c'est un amour de l'abandon de la réflexion. Quelque part, il faut insister sur l'image positive qu'a l'amour passion auprès du commun des mortels. On rêve souvent de la passion, de peur de s'ennuyer peut-être, comme d'un rêve archétypal, comme pour rejoindre le mythe, comme pour se rendre supérieur aux autres dans l'intensité du vécu.
Notre propos, par cet étalage des poncifs de l'inconscient collectif, n'est pas de traiter de l'image de l'amour passion, ni même de commenter la vision du coup de foudre en tant que névrose, faite par Jung. Elle est de s'intéresser à la différence entre l'amour passion et l'amour fusion.
L'amour fusionnel est tout à fait différent dans sa structure même s'il est souvent confondu avec les images archétypales que nous venons d'évoquer. Son origine n'est pas une attirance inconditionnelle et non intellectuelle vers la personne, mais réside avant tout dans la volonté de combler un vide et cela au moyen de cette fusion dans l'autre. En ce sens, l'amour fusionnel est souvent un amour plus calme, plus «intellectuel», représentant l'autre comme le moyen indispensable de combler le vide en soi. L'amour fusionnel est donc un amour névrotique.
L'amour passion était qualifié comme névrotique de la part de Jung en raison de sa définition de la névrose. La névrose est pour lui un déséquilibre entre l'intellect et les sentiments. En ce sens, quand une des deux composantes de la psyché prend la suprématie sur l'autre de manière durable et entre en conflit avec l'autre partie, il y a névrose. L'amour passion serait donc un amour névrotique dû à un excès de passion «sensible» et l'amour fusion un amour névrotique dû à un excès d'intellect.
Chaque type de psychologie[2] aura une tendance à faire dériver sa notion de l'amour de manière naturelle vers l'une ou l'autre de ces manifestations névrotiques. Qui plus est, la raison de la renommée de l'amour passion dans nos sociétés occidentales est que ce type d'amour est moins intellectuel et donc plus proche de nos racines judéo-chrétiennes, plus immédiat, plus «naturel» en ce qu'il fait dériver l'amour vers l'excès de sensible, vers la possession de la psyché entière par la passion.
L'amour fusionnel, en revanche, est un amour plus discret mais révélateur d'un trouble souvent plus grand de la personnalité, dans la mesure où ce trouble est durable. Cet amour est souvent confondu avec l'amour passion dans la mesure où lors de la rupture, il peut aussi déclencher des accès de folie incontrôlable (violences, suicide, etc.). Ses manifestations a posteriori sont donc voisines des manifestations a priori de l'amour passion mais sa structure est très différente.
Structure de l'amour fusionnel
L'amour fusionnel, comme nous l'avons dit, provient d'un manque qui est comblé par l'autre. Il est ambigu de qualifier de névrotique cet état de faits, étant donné qu'avec l'amour s'impose souvent le manque de l'autre. En ce sens, une clarification est nécessaire : le manque de l'amour fusionnel est un manque qui pré-existe à l'amour, c'est un manque individuel qui est un manque affectif aux allures de gouffre. Les racines de ce manque sont à chercher dans le passé personnel de la personne, en particulier dans l'absence physique et/ou psychologique du parent de sexe opposé durant l'enfance.
A contrario de l'amour passion, l'amour fusionnel est donc asymétrique alors que l'amour passion est symétrique dans l'excès. Le rôle joué par les deux protagonistes est totalement différent, le premier ayant un manque interne affectif très important à combler et le second des tendances naturelles à vouloir croire qu'il peut le combler. On citera dans les prédispositions qui mènent à croire que l'on peut combler le vide affectif profond d'une personne les traits suivants : — la gentillesse, — la faiblesse de caractère, — le syndrome du prince charmant, — la surestimation de la personne aimée due à une sous-estimation de sa propre valeur, — le déséquilibre de la psyché trop intellectuelle et pas assez sensible.
La mécanique de ce genre d'amour est donc une mise en phase de deux personnes dont l'un a des besoins affectifs à combler et l'autre pense pouvoir les combler. Une fois encore, je répète que la quantification de ces besoins est, dans le cas de l'amour fusionnel, très importante et due à d'autres facteurs que le simple fait d'aimer. Le trouble de la psyché de la personnalité en manque est antérieur au couple.
L'unicité de l'amour
Très rapidement dans la vie du couple, se pose le problème de l'unicité de cet amour en termes purement intellectuels. Il s'agit de se convaincre que cet amour est unique et donc de ressasser les images archétypales des couples passionnés, alors que nous avons vu que cette représentation était erronée dans le cas de l'amour fusionnel. Bien entendu, tout amour est unique en ce qu'il concerne deux personnes qui sont elles-aussi uniques. Mais derrière cet amour unique, le couple fusionnel tente de se positionner dans une concurrence intellectuel avec les autres couples : il faut parvenir à faire du couple ce que les autres ne parviennent pas à faire. Comme tout amour intellectuel, la notion de défi et de perfection surgit rapidement dans le positionnement du couple envers lui-même et envers le monde extérieur.
Ce procédé mène à un jugement très facile sur les personnes externes au couple et à une moralisation basée sur le fait que ce couple particulier est de très loin supérieur aux autres dans la mesure où il est plus «soudé» que d'autres. En ce sens, ce genre de couple se considère souvent comme des inventeurs de l'amour et non comme des découvreurs de celui-ci, ce qui est tout à fait différent, les premiers étant situés dans une échelle de valeur simpliste au dessus des seconds.
De plus, cette mise en perspective du couple en tant qu'il est exceptionnel a pour but de flatter des egos individuels peu stables : la personne en manque affectif y trouvant le moyen de se glorifier d'«avoir construit quelque chose» tandis que la personne peu assurée d'elle-même puise dans le couple une assurance d'emprunt liée à l'image que le couple a de lui-même.
La psyché commune
Chacun trouvant dans la représentation intellectuelle du couple son bonheur immédiat et les moyens de se valoriser va avoir une tendance naturelle à cultiver cette représentation commune, à la renforcer, à la chérir, à la déifier. Cette étape se construit au moyen de l'intégration dans cette «psyché commune» (qui est un véritable référentiel fermé) d'éléments de personnalités en provenance des deux protagonistes.
La psyché commune est donc un mélange des deux psychés étant entendu que ce mélange est incomplet par rapport à chacun car il ne contient que la représentation partagée de chaque psyché. Cette remarque est très importante dans la mesure où structurellement, cette psyché commune est caricaturale de chacun, oublieuse des détails et finalement bâtie comme une représentation purement intellectuelle.
Les preuves d'amour
Pourquoi fait-on face à ce genre de mécanisme ? Pourquoi de plus chercher une réponse à cette question ? Il y a une réponse à cette question car le couple fusionnel est un couple intellectuel et donc il y a une raison très intellectuelle à la construction de cette psyché commune. La raison en est simple. La personne ayant le vide à combler ne peut avoir confiance en l'amour, car celui-ci est indémontrable[3]. Il y a donc besoin de preuves d'amour, preuves qui sont tout à fait inutiles dans le cas de l'amour passion où l'amour est là et même souvent trop là.
Ces preuves passent par l'établissement d'un référentiel commun stable et démontrable. Il faut que le couple soit tangible psychologiquement, que ses réactions soient prévisibles et puissent être associées à l'amour. Il faut se prouver à chaque instant que le gouffre affectif doit se remplir.
Nécessairement, pour arriver à de telles fins, chacun doit se plier à la domination de la psyché commune qui, en tant que représentation intellectuelle partagée, n'a plus rien d'humain, mais est au contraire une froide et abstraite construction dans laquelle les besoins ou les caractéristiques de chacun sont caricaturés.
Perte de personnalité et confusion des sentiments
Se plier à la psyché commune est une véritable torture psychologique que seuls des gens ayant un côté intellectuel développé peuvent supporter pour des questions de principe (notamment celui d'avoir construit un couple parfait[4]). Pour endosser cette personnalité commune, il faut tout d'abord nier sa personnalité intrinsèque au nom de l'amour que l'on porte à l'autre[5]. Puis, il faut vivre avec cette personnalité froide et incomplète comme un habit de glace, donc faire du refoulement de ses sentiments et de sa singularité un état permanent.
Endosser une personnalité commune pour des raisons rationnelles est donc un chemin nécessaire vers la névrose caractérisée. Notons que cette punition psychologique obligatoire est d'une extrême violence contre soi et n'a donc rien à voir avec l'amour. Certaines manifestations comportementales pourraient faire rire si elles n'étaient si graves : on est par exemple, une fois cette personnalité commune entrée en nous, capable d'être «certain» (intellectuellement s'entend) de savoir ce que pense l'autre à tout moment et de répondre par la pensée de l'autre quand quelqu'un nous demande ce qu'on l'on pense soi.
L'amour fusionnel mène donc mécaniquement à une schizophrénie chronique.
La rupture
La fin de l'aventure amoureuse fusionnelle ne peut être, formellement que d'une seule sorte : l'abdication de la personne ayant cru pouvoir combler le vide. Dans les faits, plusieurs types de comportements peuvent être observés : — arrêt brutal de la relation avec une très grande difficulté à garder des rapports ne serait-ce que normaux avec la personnes jadis en amour fusionnel ; — fuites structurelles de la personne qui croyait pouvoir combler le vide affectif ; — annihilation mentale de la personne qui ne s'autorise plus à penser par soi-même ; — suicide de l'une des deux personnes, soit en raison d'un manque de preuves d'amour, soit en raison d'une insupportable présence psychique de cette psyché commune (vampirisme psychologique).
La personne ayant le manque affectif à combler pourra développer, dans la suite de sa névrose, un attachement particulier à cette personnalité commune et la faire vivre seule en la faisant parler et en continuant de développer des accès de schizophrénie chronique, notamment au travers de reproches à l'autre de ne pas faire ce qui était bien pour lui-même, soit de «continuer de construire» sur le défunt couple.
Il est nécessaire d'avoir un très bon analyste pour arriver à ramener ces personnes vers elles-mêmes, la nature faisant que, dans ce cas, la personnalité complémentaire issue des débris de la psyché commune est toujours rassurante, comme un écho au passé. On ne pourra que déplorer cet état de faits et constater que les forces rassemblées de plusieurs personnalités dans la même personne sont souvent en combat contre l'analyste afin de lui démontrer que tout va bien et qu'il investigue de fausses voies, et au fond, afin de continuer à exister dans la psyché du patient pour refuser la peur de créer un nouveau vide en se soignant. Il est possible que la psychanalyse ne soit, pour ce genre de patients, d'aucune utilité et que l'analyste se voit obligé d'abandonner.
L'autre type d'acteur qui croyait pouvoir combler le vide pourra faire face à des risques de rechute très importants avec une attirance pour des psychologies comparables de personnes en manque affectif grave. L'analyse paraît être plus utile dans ce cas. Il faut néanmoins insister sur la résistance que l'on peut attendre d'un intellect qui a été habitué à fonctionner sur un mode névrotique et qui devra reprendre conscience de soi sur un mode normal. L'amour fusionnel pourrait être, en définitive, une pathologie de l'intellect qui menace l'intégrité des raisonnements eux-mêmes tout en usant du refoulement systématique du côté sensible.
Conclusion
Sous le terme d'amour se cachent des périls très importants, c'est-à-dire une mésestimation des dangers psychologiques liés à certaines relations et une confusion latente des sentiments dus à une méconnaissance de pathologies psychologiques communes. S'il fallait donner des qualificatifs simples à l'amour, nous pourrions tenter les suivants : — l'amour ne doit pas écarter de soi-même, — l'amour est accomplissement de soi avec l'autre, — l'accomplissement de l'autre est une joie de l'amour, — l'amour est se sentir heureux quand l'autre est heureux (et non vouloir son bonheur en présupposant savoir ce qui lui est bon au travers de la psyché commune), — s'il y a relation forte en amour, il n'y a pas asservissement à une entité abstraite nommée couple.
Sortir des images d'Epinal pour s'[individuer->174] même au sein du couple, c'est ce que devrait permettre l'amour. Or, souvent, l'amour force les traits névrotiques latents, les souligne, les porte à leur apogée. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'on dit qu'il y a de l'amour qu'il y a de l'amour, ce n'est pas parce qu'on cherche à se convaincre que l'on sait ce qu'est l'amour qu'on sait ce qu'est l'amour. Méfiance envers l'amour qui est la plus belle des choses de la vie et qui peut être une des plus dangereuses.