Histoire IX
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Version du 29 juillet 2007 à 16:44
Il avait pris le métro comme tous les matins. Cheminé le long de couloirs déserts où les affiches lui tenaient compagnie. A cette heure, il était rare que le nombre des passagers excédât la dizaine dans le train qu'il prenait. Lorsqu'enfin il arrivait près des abords du précipice, ses amis, les fouisseurs, se manifestaient envahissant soudain une partie du souterrain. Il les caressait les uns après les autres puis les congédiait pour qu'ils retournassent à des lieux plus discrets.
Les fouisseurs, en dehors de leur milieu naturel, se présentaient comme des vers de un à deux mètres de diamètre et de quelques mètres de longueur. Ils avaient un total contrôle sur la terre, les murs, et ils voyageaient matérialisant leurs corps dans les structures existantes ou simplement en tant qu'esprits. De fait, la nature semblait les avoir créés en vue d'une oxygénation de la terre profonde. Désormais, étant donné leur odorat inhumainement développé, leur tâche consistait à repérer un certain nombre de choses enfouies dans le sol. Ils se promenaient, puis se matérialisaient sous forme de vers lorsque quelque chose avait été découvert.
Il les connaissait tous. Il était même enclin à les considérer un peu trop comme des êtres intelligents, selon le professeur qui ne voyait en eux que des machines.
Il prit l'escalator qui le menait à la surface. Le jour s'était levé depuis qu'il était parti de chez lui. Des maisons tranquilles et historiques lui faisaient face, et à cette heure, seuls les oiseaux perturbaient le silence. Il arriva en vue du bâtiment qui, il s'en étonnait chaque fois, avait été remarquablement fondu dans le paysage. En effet, sa forme ronde ne laissait présager que normalité revue par un architecte en quête de changement. Il ouvrit la porte. Avança le long de couloirs. Le professeur était déjà là : l'odeur de sa pipe stagnait dans la pièce où il laissa ses affaires. Arrivé au centre du bâtiment, il monta dans l'ascenseur de verre qui entama sa longue et spectaculaire descente dans le précipice. Depuis deux ans qu'il était là, il s'était chaque fois autant émerveillé à la vue de cette gigantesque construction de forme cylindrique.
Après quelques minutes de descente, il sortit de l'ascenseur ; le professeur était à son bureau, la tête basse. Il lui serra la main en silence et regarda les fouisseurs modeler la paroi à leur image.
— Comment allez-vous, mon garçon ?
— Tout va bien. Je suis prêt pour une dure journée de travail.
— Pour être dure, elle le sera sûrement.
Le professeur disait cela tous les matins. Et avec la même tristesse.
Il prit place sur le fauteuil. S'attela. Il commença de faire tourner le bras élévateur au bout duquel il avait pris place et s'éleva dans les airs. Cette formalité ravit les fouisseurs qui quittèrent leurs appuis pour venir tournoyer autour de lui. Quand ils ne touchaient plus les parois, ils revêtaient une apparence spectrale. S'ils vous traversaient, vous ne sentiez qu'un nuage de chaleur parfumée.
Les exercices du matin visaient à chauffer le moteur complexe du bras mécanique. Lorsque la zone visitée se situait en haut du cylindre, le bras, dont les éléments étaient tendus à l'extrême, devait mesurer cent mètres au bas mot ! Il était vertigineux de revenir brutalement au bureau pour montrer les découvertes au professeur. Lors de la piquée, les fouisseurs plongeaient avec vous ; le jeu était de les battre de vitesse. Le sport étant difficile, assis sur le siège, il profitait souvent d'un moment d'inattention des fouisseurs pour amorcer la descente.
Il se plaça au centre du cylindre démesuré qu'il aimait appeler le précipice par référence aux montagnes qu'il n'avait jamais vues. Il attendait. Ecoutait. Puis un petit cri venait de l'un des fouisseurs. D'un geste habile et rapide, il dirigeait son siège en direction de la découverte. Une fois le bras calé, il regardait le vide béant sous ses pieds et, au bout de sa fine tige de métal, commençait de gratter le mur à l'aide d'une multitude de petits instruments qui lui permettaient de dégager la matière convoitée. En général, le fruit de ses recherches était un mince morceau de papier, ou ce que le temps en avait fait. Il l'enfermait dans une boîte, le numérotait en fonction de son lieu de découverte, puis plongeait à la base du précipice dans un panache de fouisseurs. Arrivé près du bureau, remis de ses émotions, il posait la boîte sur le bureau du professeur. Invariablement, la même conversation recommençait.
— Encore un morceau de cette précieuse bibliothèque, disait le professeur.
— Encore un.
Puis, après une pause :
— Mais enfin, que cherchez-vous, professeur ? Vous savez que des dizaines d'experts, dont vous faites partie, ont déjà passé des années à retranscrire le moindre fragment de ces mots du passé. Puis les techniques nouvelles sont apparues, et les discussions ont été reconstituées. Que vous faut-il de plus ? Vous savez, je ne plains pas de mon sort. Je suis très heureux ici, avec vous et les fouisseurs.
— Vous les personnalisez trop, je pense.
Il faisait une pause, tirait sur sa pipe et reprenait en soupirant :
— Cherchons toujours, jeune homme. Voyons ce que l'avenir nous donnera du passé.
Alors, il remontait sur son fauteuil, s'harnachait de nouveau, s'élevait dans les airs au bout du long bras de métal, se plaçait au centre du précipice et guettait les signes des fouisseurs. Parfois, il ramenait des moulages étranges que seul le professeur pouvait déchiffrer. Les fouisseurs sentaient ces amas et les reconnaissaient sans réaliser qu'ils étaient une partie de mémoire du passé. Le professeur lui avait un jour expliqué qu'une conversation dégradait l'environnement par l'émission d'ultrasons dont les traces pouvaient être finement analysées. Avec de l'habitude, on parvenait à reconstituer la chronologie des mots prononcés, voire même des conversations. Tous les résultats du professeur étaient consignés dans un grand livre qu'il réécrivait sans cesse afin de compléter les données.
Au bout de son bras pendu au dessus du vide, il se demandait parfois pourquoi la forme de la bibliothèque était cylindrique, quelles étaient les personnes qui l'avaient utilisé et à quelle époque. De même, il ne comprenait pas pourquoi les moulages et les fragments de papier étaient découverts sur les murs.
Parfois, le professeur ordonnait aux fouisseurs de favoriser un secteur précis de la bibliothèque lors de leurs recherches. Depuis quelques temps, on sentait poindre une certaine excitation retenue dans les analyses du professeur. Toujours à l'ouvrage, le nez enfoui dans ses papiers, il continuait d'interpréter les fragments, de les classer, mais peut-être avec un peu plus de zèle qu'à l'accoutumée.
Ce jour-là, il était resté trop longtemps pensif à son bureau, perdu dans la contemplation d'un morceau de papier comme les autres. Il semblait avoir découvert ce qu'il avait si longtemps cherché, et il hésitait sur les sentiments à adopter, perdu par une si brutale apparition.
Le professeur se prit la tête dans les mains et appuyé contre son bureau, il lisait et relisait ces mots usés. Ils étaient signés. Datés. Plus aucun doute ne subsistait sur la personne. C'était sa femme qu'il les avait écrits à quelqu'un il y avait presque un demi siècle. La veille de son accident. Il soupçonnait quelque chose à l'époque et savait qu'aucune lettre ne se perdait dans cette ville. La vérité avait un drôle de goût. Le néant. Il avait toujours cherché des preuves comme il avait toujours voulu un enfant. Mais sa quête terminée, il s'apercevait combien elle avait été vaine et combien il était vieux. Il leva la tête et vit le siège s'amuser avec les fouisseurs. Un son lui parvint dans le silence épais du cimetière du passé.
— Vous avez trouvé quelque chose professeur ?
— Rien du tout. Continuons un peu. Dans un moment, nous irons déjeuner.
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