Soixante-cinquième nuit

Un article de Caverne des 1001 nuits.

(Différences entre les versions)

Version actuelle

Si vous ne dormez pas, ma sœur, s’écria Dinarzade, le lendemain avant le jour, je vous prie de reprendre l’histoire de Zobéide et de nous raconter ce qui se passa entre elle et le jeune homme vivant qu’elle rencontra dans ce palais dont vous nous avez fait une si belle description.

— Je vais vous satisfaire, répondit la sultane. Zobéide poursuivit son histoire dans ces termes :

« Madame, me dit le jeune homme, vous m’avez fait assez voir que vous avez la connaissance du vrai Dieu par la prière que vous venez de lui adresser. Vous allez entendre un effet très remarquable de sa grandeur et de sa puissance. Je vous dirai que cette ville était la capitale d’un puissant royaume dont le roi mon père portait le nom. Ce prince, toute sa cour, les habitants de la ville et tous ses autres sujets étaient mages, adorateurs du feu et de Nardoun, ancien roi des géants rebelles à Dieu.

« Quoique né d’un père et d’une mère idolâtres, j’ai eu le bonheur d’avoir dans mon enfance pour gouvernante une bonne dame musulmane, qui savait l’Alcoran par cœur et l’expliquait parfaitement bien.

« Mon prince, me disait-elle souvent, il n’y a qu’un vrai Dieu. Prenez garde d’en reconnaître et d’en adorer d’autres. »

Elle m’apprit à lire en arabe, et le livre qu’elle me donna pour m’exercer fut l’Alcoran. Dès que je fus capable de raison, elle m’expliqua tous les points de cet excellent livre, et elle m’en inspirait tout l’esprit à l’insu de mon père et de tout le monde. Elle mourut, mais ce fut après m’avoir fait toutes les instructions dont j’avais besoin pour être pleinement convaincu des vérités de la religion musulmane. Depuis sa mort, j’ai persisté constamment dans les sentiments qu’elle m’a fait prendre, et j’ai en horreur le faux dieu Nardoun et l’adoration du feu.

« Il y a trois ans et quelques mois qu’une voix bruyante se fit tout à coup entendre par toute la ville si distinctement, que personne ne perdit une de ces paroles qu’elle dit :

« Habitants, abandonnez le culte de Nardoun et du feu ; adorez le Dieu unique qui fait miséricorde. »

« La même voix se fit ouïr trois années de suite, mais personne ne s’étant converti, le dernier jour de la troisième, à trois ou quatre heures du matin, tous les habitants généralement furent changés en pierre en un instant, chacun dans l’état et la posture où il se trouva. Le roi mon père éprouva le même sort : il fut métamorphosé en une pierre noire, tel qu’on le voit dans un endroit de ce palais, et la reine ma mère eut une pareille destinée.

« Je suis le seul sur qui Dieu n’ait pas fait tomber ce châtiment terrible : depuis ce temps-là je continue de le servir avec plus de ferveur que jamais, et je suis persuadé, ma belle dame, qu’il vous envoie pour ma consolation ; je lui en rends des grâces infinies, car je vous avoue que cette solitude m’est bien ennuyeuse. »

« Tout ce récit et particulièrement ces derniers mots achevèrent de m’enflammer pour lui.

« Prince, lui dis-je, il n’en faut pas douter, c’est la Providence qui m’a attirée dans votre port pour vous présenter l’occasion de vous éloigner d’un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel je suis venue peut vous persuader que je suis en quelque considération à Bagdad, où j’ai laissé d’autres biens assez considérables. J’ose vous y offrir une retraite jusqu’à ce que le puissant commandeur des croyants, le vicaire du grand Prophète que vous reconnaissez, vous ait rendu tous les honneurs que vous méritez. Ce célèbre prince demeure à Bagdad, et il ne sera pas plus tôt informé de votre arrivée en sa capitale, qu’il vous fera connaître qu’on n’implore pas en vain son appui. Il n’est pas possible que vous demeuriez davantage dans une ville où tous les objets doivent vous être insupportables. Mon vaisseau est à votre service, et vous en pouvez disposer absolument. »

Il accepta l’offre, et nous passâmes le reste de la nuit à nous entretenir de notre embarquement.

« Dès que le jour parut nous sortîmes du palais et nous rendîmes au port, où nous trouvâmes mes sœurs, le capitaine et mes esclaves fort en peine de moi. Après avoir présenté mes sœurs au prince, je leur racontai ce qui m’avait empêchée de revenir au vaisseau le jour précédent, la rencontre du jeune prince, son histoire et le sujet de la désolation d’une si belle ville.

« Les matelots employèrent plusieurs jours à débarquer les marchandises que j’avais apportées, et à embarquer à leur place tout ce qu’il y avait de plus précieux dans le palais, en pierreries, en or et en argent. Nous laissâmes les meubles et une infinité de pièces d’orfèvrerie, parce que nous ne pouvions les emporter. Il nous aurait fallu plusieurs vaisseaux pour transporter à Bagdad toutes les richesses que nous avions devant les yeux.

« Après que nous eûmes chargé le vaisseau des choses que nous y voulûmes mettre, nous prîmes les provisions et l’eau dont nous jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. À l’égard des provisions, il nous en restait encore beaucoup de celles que nous avions embarquées à Balsora. Enfin nous mîmes à la voile avec un vent tel que nous pouvions le souhaiter. »

En achevant ces paroles, Scheherazade vit qu’il était jour. Elle cessa de parler, et le sultan se leva sans rien dire ; mais il se proposa d’entendre jusqu’à la fin l’histoire de Zobéide et de ce jeune prince conservé si miraculeusement.


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