Dévalorisation et estime de soi en France
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Version du 7 octobre 2007 à 10:29
Culture et tendance
Chaque pays a ses modes de conditionnement culturels ; certains montrent une culture de la surestimation de soi, comme par exemple aux Etats-Unis, et d'autres pays comme la France ou l'Allemagne montrent une culture de la sous-estimation de soi.
Ainsi, culturellement, les gens ont une tendance à se sous-estimer en France. Bien entendu, les racines de cette sous-estimation structurelle sont à chercher dans l'inconscient collectif, notamment dans une certaine tradition judéo-chrétienne de culpabilisation des gens, et de diabolisation de la prétention.
« Il faut être modeste ». Voilà quel est le message français, « ne pas être fier ». Ce manque de fierté est arrivé au fur et à mesure des années en une culture de la dévalorisation de soi. D'ailleurs, on pourrait étudier le mythe de l'Etat Providence comme une conséquence naturelle de cette dévalorisation culturelle de soi.
Les deux conséquences sociales fâcheuses de la dévalorisation a priori de soi
Or, il est nécessaire de constater deux conséquences importantes et pourtant fort peu connues de la dévalorisation de soi :
- la dévalorisation de soi est une habitude témoignant d'une perversion du concept de modestie ;
- la dévalorisation de soi cache la vérité du monde en centrant tout autour de soi (syndrome de la « pleureuse », le plus souvent inconscient, car refoulé).
En effet, il faut le dire et le redire : la dévalorisation de soi n'a rien à voir avec la modestie ; elle appartient à la sphère de la bêtise. On est comme on est, et tout le monde a le droit d'être fier de ses accomplissements, quels qu'ils soient. Etre content de soi n'implique pas nécessairement se sentir supérieur aux autres. Ce raisonnement, trop souvent présent dans les couches inconscientes de l'esprit, est extrêmement néfaste à la personne elle-même en premier lieu, et, comme on va le voir, à la société, en second lieu.
Notons qu'il est normal que nous soyons parfois plus compétents que certains autres dans certains domaines. On pourrait trouver une parabole pour montrer la confusion entre dévalorisation de soi et modestie, avant de creuser la logique de la prétention en elle-même.
Le boulanger sait faire le pain et l'électricien sait faire une installation électrique. L'un et l'autre reconnaissent leurs compétences spécifiques sans pour autant tenter de se placer dans une échelle de valeurs morales, telle que : « moi, le boulanger, je suis meilleur que toi, l'électricien ». Cette formulation n'a aucun sens, tout le monde le comprend.
Pourtant c'est souvent par peur de l'apparition de ce genre de phrase que les gens se dévalorisent et ne s'autorisent pas à reconnaître leurs accomplissements. C'est aussi par peur d'être taxé de prétentieux que les gens se dévalorisant naturellement, continuent de le faire. Dans ce dernier cas, notons que la dévalorisation de soi offre un confort certain : celui de savoir comment l'autre va réagir en provoquant une réaction standardisée chez lui qui vise à lui soutirer une reconnaissance, genre « mais non, tu sais bien que tu vaux mieux que tu le dis ».
Logique de la prétention et logique de l'estime de soi
Pour commenter plus en détails le premier point, nous voyons que la dévalorisation de soi apparaît comme un symptôme nous montrant la trace d'une ancienne valeur morale qui est la « modestie ». La logique de la prétention/modestie peut être rappelée pour mémoire afin de montrer qu'elle n'a rien à voir avec le fait de s'estimer soi.
La logique de la prétention s'exprime de la façon suivante :
- constat : j'ai accompli telle chose dont je suis fier ;
- généralisation : je suis très doué ;
- conclusion : tous les autres sont moins doués que moi.
On constatera que, dans cette logique de la prétention, nous passons du constat à la conclusion par une phase de généralisation abusive. Il y a donc un vice de forme dans le raisonnement du prétentieux qui pense que parce qu'il a accompli une chose, il sait tout faire mieux que tout le monde.
Bien entendu, la logique de la dévalorisation de soi est la même que la logique de la prétention. Examinons l'exemple suivant :
- constat : j'ai accompli telle chose dont je pourrais être fier ;
- généralisation : être fier est mauvais car cela veut dire être prétentieux ;
- conclusion : je ne suis pas fier de ce que j'ai fait, je me dévalorise.
La généralisation est, ici, coercitive : on se force à rentrer dans un schéma moral qui prétend qu'être satisfait de ce qu'on a accompli est mauvais. Cette généralisation est donc abusive, elle aussi.
Notons que la conclusion est aussi comparable. Quand le prétentieux dit « tous les autres sont moins doués que moi », il utilise une tournure dans laquelle on trouve la notion de « moi » et la notion de « tous les autres ». Je suis meilleur que tous les autres. La personne qui se dévalorise dira : « je suis plus mauvais que tous les autres ». Les mêmes globalisations sont présentes dans les deux exemples. La logique est identique.
Il est donc très amusant de voir que les prétentieux et les personnes se dévalorisant s'agitent dans le même espace, alors que les personnes se dévalorisant pensent juger moins que les prétentieux. C'est bien sûr faux. Le prétentieux est le miroir absolu de la personne qui se dévalorise. L'un ne va pas sans l'autre. L'un juge l'autre et vice-versa. Et une personne est souvent dans une relation sociale de prétentieuse d'un côté, et de personne se dévalorisant de l'autre.
La logique de la dévalorisation de soi est donc l'ombre de la logique de la prétention. Ainsi, quand nous avons utilisé en début d'article le terme de logique de prétention/modestie, le vocabulaire était faux : il faudrait parler de prétention/dévalorisation de soi. Jusqu'ici, nous n'avons point encore rencontré la modestie.
L'ouverture de la logique de l'estime de soi
Revenons à la phase de généralisation du raisonnement prétentieux. Cette dernière est la source de l'erreur de raisonnement. Notons qu'elle est totalement optionnelle, et si on la retranche du raisonnement, on trouve la logique de l'estime de soi :
- constat : j'ai accompli telle chose dont je suis fier ;
- conclusion : je sais faire telle chose (sous-entendu « dans l'absolu », sans mention particulière aux autres).
On notera d'ailleurs que l'estime de soi appelle d'autres clauses d'ouverture au monde et aux autres, comme dans l'exemple suivant :
- constat : j'ai accompli telle chose dont je suis fier ;
- conclusion : je sais faire telle chose ;
- ouverture : je suis donc en mesure d'apprendre la chose que je connais à d'autres qui ne la connaîtraient pas, ou de les conseiller sans les juger, sous-entendu parce que je ne me suis pas jugé lorsque j'ai appris par l'erreur.
La logique de l'estime de soi accepte l'erreur chez soi et chez l'autre et accepte que l'on apprenne de ses erreurs. La logique de la prétention ne l'accepte pas. A la place elle globalise : tout est blanc ou noir ; je suis le meilleur ou le plus mauvais.
Cette acceptation de l'erreur a deux conséquences majeures :
- elle fait apparaître la notion de modestie : je me suis trompé, je me tromperai, comme les autres ;
- elle fait disparaître la notion de jugement : je ne me juge pas, je ne juge pas les autres.
La logique de la « prétention/dévalorisation de soi » est donc d'une nature logique distincte de la nature de l'estime de soi. Il est donc nécessaire de mettre en lumière la confusion illicite des deux logiques.
Que veut dire travailler sur soi-même ?
Il est important de comprendre que la logique de l'estime de soi est d'une nature profondément différente d'avec la logique de la prétention. C'est aussi une logique différente de celle de la dévalorisation de soi. Cette différence de fondements explique qu'il soit si difficile, pour la plupart des gens de comprendre ce que veut dire « travailler sur eux-mêmes ».
Cela signifie changer de logique :
- se pardonner ses erreurs à condition de vouloir en tirer des leçons,
- ne pas se juger et donc ne pas juger les autres, ce qui est le sens de la fraternité ou de la tolérance,
- se reconnaître à sa juste valeur, ce qui est le sens de la reconnaissance de la différence de l'autre.
C'est pour cette raison que travailler sur soi a un côté profondément décalé socialement, car aussi bien les prétentieux que ceux qui se dévalorisent attaquent les velléités d'émancipation, car ces dernières leur enlève la facilité du jugement ou la prédictibilité des comportements des autres.
Une déformation de la perception du monde
Nous commenterons brièvement le second point selon lequel la dévalorisation de soi provoque une mauvaise perception du monde.
Généralement, on constate, chez les gens qui se dévalorisent, une ou plusieurs des tendances suivantes :
- s'attribuer des fautes que l'on a pas commises,
- interpréter la colère des autres comme due à une faute sienne de nature inconnue,
- se soupçonner d'être prétentieux et donc juger ceux qui ont de l'estime d'eux-mêmes comme « prétentieux »,
- dévaloriser ses enfants en projetant ses propres échecs sur eux, en étant jamais satisfait de ce qu'ils accomplissent,
- s'interdire l'action par peur de l'échec et condamner l'action chez l'autre taxé de « prétentieux »,
- avoir une tendance au cynisme, voir au pessimisme[1],
- ne pas voir ce qu'on a fait ou pas fait, et donc avoir une tendance à fuir ses responsabilités,
- se réfugier dans une culpabilité artificielle,
- critiquer et devenir aigri,
- chercher des compromis individualistes a priori qui peuvent faire souffrir les autres sans que ces derniers n'aient rien demandé et sans que la personne se dévalorisant ne semble le comprendre,
- s'accuser de tous les maux,
- etc.
Le prétentieux lui exhibera l'autre face des mêmes travers :
- ne jamais s'attribuer de faute même quand il est évident qu'on les a commises,
- interpréter la colère des autres comme tout le temps due à leur nature de névrosés,
- critiquer les autres prétentieux comme n'ayant aucune raison de l'être et dévaloriser un peu plus les personnes qui se dévalorisent,
- dévaloriser ses enfants en projetant ses propres échecs sur eux, en étant jamais satisfait de ce qu'ils accomplissent,
- agir pour prouver aux autres que l'on a des raisons d'être prétentieux et critiquer l'action faite par les autres comme n'étant pas la bonne façon de faire,
- avoir une tendance au cynisme, voir au pessimisme,
- ne pas voir ce qu'on a fait ou pas fait, et donc avoir une tendance à fuir ses responsabilités,
- se réfugier dans une mégalomanie artificielle,
- critiquer et devenir aigri,
- chercher des compromis individualistes a priori qui peuvent faire souffrir les autres sans que ces derniers n'aient rien demandé et sans que la personne se dévalorisant ne semble le comprendre,
- accuser les autres de tous les maux,
- etc.
On voit bien, dans cette double liste, l'incroyable similarité de nature entre la personne prétentieuse et celle qui se dévalorise.
Encore une fois, le chemin de l'estime de soi est comme « orthogonal » à ces deux types de logique en miroir, ce qui explique que le « virage » soit si difficile à prendre pour beaucoup de personnes.
La dérive néo-hédoniste
Notre société française voue donc un culte à la dévalorisation de soi[2]. Cela signifie qu'elle génère d'un côté des personnes socialement correctes qui ont une forte tendance à se dévaloriser, et d'un côté des personnes qui se valorisent excessivement, qui sont elles nettement moins nombreuses. Au sein de cette dernière catégorie, nous nous intéresserons à un groupe particulier : les « rebelles ».
Certes, on pourrait chercher les responsables d'une telle division dans un enseignement religieux qui, dans les générations passées, eut des tendances à vouer un culte à la culpabilité. Mais cela devrait rester du ressort des historiens car notre tâche actuelle est de vivre au mieux dans la société qui est la nôtre. Nous devons tenter de comprendre, mais si nous investiguons le passé dans le but de désigner des responsables dans le présent, nous ne soignerons pas notre société mais ne ferons qu'attiser une haine bien stérile. Les protagonistes des combats du passé étant morts depuis longtemps, nous avons déjà assez à faire avec les poids inconscients qu'ils nous ont légué pour ne pas raviver de manière artificielle leurs combats.
C'est pourtant la démarche de certains courants para philosophiques[3] ou politiques, qui voudraient restaurer un culte du plaisir individualiste et matérialiste comme une réaction au réel manque structurel d'estime de soi en France. Ces personnes tentent donc de mythifier le « rebelle », devenu « rebelle jouisseur ». Divers articles de ce site traitent de cette mythification dans laquelle Jung verrait la valorisation d'un archétype de l'inconscient collectif français[4], dû au passé révolutionnaire de la France.
Nous pensons qu'il s'agit d'une mauvaise réponse à un vrai problème français (celui de la dévalorisation structurelle de soi), car cette réponse s'articule sur le référentiel de la logique de la prétention et non sur le référentiel de la logique de l'estime de soi. Il n'y a donc qu'une apparence de progrès, mais aucun changement de logique. Nous ne pouvons donc espérer aucun changement de mentalités de la dérive néo-hédoniste.
Le néo-hédoniste n'existe que dans son rapport conflictuel à l'autorité, mais non par lui-même. Il est archétype de rebelle et donc ne possède pas cette capacité d'ouverture que nous avons vu comme une conséquence de l'estime de soi. Il n'existe que « contre ». Il marque la volonté de puissance d'un pôle minoritaire de la société (les prétentieux) sur le pôle majoritaire (ceux qui se dévalorisent), mais aucun changement de logique. Au contraire, le néo-hédonisme attise la bipolarisation haineuse de la société. En un sens, ce courant ne peut exister que dans des pays comme la France car il est consubstantiel de l'Etat à la mode française. C'est pourquoi il s'exporte mal.
Conclusion
On ne trouve pas en France de traces de l'estime de soi véritable au niveau social, alors qu'on ne cesse de rencontrer des représentants des deux pôles prétention/dévalorisation de soi. Certains pays comme les Etats-Unis (et plus généralement les pays de tradition protestante) montrent une inversion de la polarisation prétention/dévalorisation de soi par rapport à la France. L'américain est généralement fier de ce qu'il accomplit mais souvent dans une posture au pire agressive, au mieux défensive, dans la mesure où la divinité « argent » est concernée. Le centre de gravité de la société américaine est donc à la fois plus positif que celui de la France, mais aussi plus orienté vers les problématiques d'argent. Cela ne veut pas dire bien entendu que l'estime de soi ait, dans ce pays, plus de traces tangibles.
Il convient de se demander ce que donnerait une estime de soi généralisée à une majorité de personnes d'une société. Personne pour le moment ne peut donner beaucoup d'éléments[5].
La tâche des philosophes de demain, si elle est encore possible, sera de rectifier cette approche bipolaire extrême de la société française, en fondant une nouvelle logique, base à la tolérance et au pragmatisme, signe d'une « digestion » de l'inconscient collectif français révolutionnaire. Car la véritable révolution est celle des esprits. Et elle ne semble pas pour demain, en tous cas en France.
Notes
- ↑ Cf. Aphorismes IX, du pessimisme.
- ↑ Cf. Génération Baby boom et génération névrose.
- ↑ Cf A propos de Michel Onfray.
- ↑ Notons que le XXème siècle usa beaucoup de ces mécanismes de valorisation d'archétypes en vue de l'établissement de systèmes totalitaires. Le système nazi valorisa l'archétype du « héros », probablement parce que cet archétype est présent dans l'inconscient collectif germanique. Attention néanmoins aux contresens : l'archétype n'est pas mauvais en soi. C'est son instrumentalisation au profit de l'établissement d'une dictature qui peut être néfaste.
- ↑ Cf A. E. Van Vogt dans Le monde des non-A.