Structure et dynamique du polythéisme
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Version du 22 décembre 2007 à 15:46
Sommaire
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Introduction
Nous allons dans cet article dévoiler quelques bribes d'un sujet fort vaste : le polythéisme. Nous commencerons la réflexion en parlant de la rupture épistémologique telle que l'a définie Gaston Bachelard dans le contexte scientifique, puis nous élargirons les pistes de réflexion sur le polythéisme à d'autres domaines de la pensée humaine afin d'exhiber quelques règles de fonctionnement structurelles et dynamique des polythéismes.
Rupture épistémologique et polythéisme scientifique
Introduction
Gaston Bachelard, dans son livre La philosophie du non, étudie la notion de « rupture épistémologique ». Brièvement, cette notion indique un changement de perspective profond dans l'histoire des sciences lorsqu'un homme, non convaincu intérieurement par le consensus de ses pairs quant à une représentation, en vient à remettre en cause la vision communément admise et propose une nouvelle représentation des phénomènes qui jusqu'à lors étaient décrits d'une autre façon. La rupture épistémologique est donc un changement de système de représentation, un changement de référentiel de la pensée.
Le phénomène de rupture épistémologique, en ce qu'il implique des individus singuliers sortant de l'acte de foi conventionnel de leur temps, peut être éclairé par une lecture religieuse et ésotérique qui met en perspective certains traits de la science qui sont encore mal connus aujourd'hui.
L'école de pensée scientifique, une structure de type religieux
Le maître et l'élève
En sciences, le parcours de la plupart des scientifiques peut prendre deux grands types de voies :
- suivre une école de pensée, s'y inscrire et y rester fidèle ; c'est la position de l'élève (qui éventuellement, au cours de sa carrière, changera d'école) ;
- remettre en cause de manière fondamentale les modalités de représentations scientifiques du moment ; c'est la position du maître.
L'élève et son « église »
La position de l'élève a de nombreux avantages « sociaux » :
- elle protège de l'accusation de bêtise scientifique si on s'aligne sur les théories du ou des maîtres, ce qui suscite la notion de fidélité à des théories et provoque la vocation de défendre les dites théories ;
- elle propose une identité par l'appartenance à une véritable « école scientifique » ;
- elle positionne l'individu comme inférieur par rapport à son ou ses maîtres et établit un classement des hommes importants, un « panthéon des grands hommes » ;
- elle permet de se positionner moralement contre les « insensés » qui proposent des théories différentes.
La position scientifique de l'élève a donc tout d'une profession de foi dans un système de nature religieuse.
La position du contestataire
La position d'un futur « maître », en ce qu'elle est une remise en cause fondamentale des représentations passées dans le cadre d'une rupture épistémologique, est, elle, beaucoup plus inconfortable car elle s'affronte à des sentiments de type religieux, présents chez les anciens maîtres et chez leurs élèves.
En effet, une école de pensée scientifique est souvent gardienne de « la représentation du monde », représentation dont les fruits se voient, à toute époque, par les progrès techniques qu'elle engendre, progrès incontestables le plus souvent. Le futur maître est donc un individu qui combat :
- une certaine représentation du monde,
- une école de pensée qui défend cette représentation du monde,
- les fruits de l'école de pensée au sein de la réalité de son temps (tournant notamment autour des notions de « progrès », la plupart du temps entrevu dans une perspective purement « technique ».
A l'instar d'un prophète qui viendrait proposer une « nouvelle » religion, le futur maître se heurte aux religions en place, à leurs fruits et à leurs adeptes.
Certes, après la mise en exergue des « preuves » de la validité de la nouvelle théorie, le nouveau maître, souvent fort vieux et fort las des combats divers qu'il aura eu à mener, fera des émules à son tour et bouclera une nouvelle phase du cycle.
Le polythéisme scientifique
Du caractère éphémère de toute représentation intellectuelle
La mécanique de la rupture épistémologique montre à quel point tout système de représentation scientifique du monde est éphémère à l'échelle de l'humanité. Cette leçon de Bachelard enseigne que les affects montrés par certains pour défendre des représentations sont disproportionnés et peuvent être ramenés à leur non capacité à remettre en cause des résultats tangibles qui s'avèrent toujours partiels. Il y a donc surtout des problèmes de capacité de remise en cause humaine derrière la mécanique de la rupture épistémologique.
Il faut préciser que nous ne parlons là que de représentation intellectuelle du monde et donc qu'aucune comparaison ne peut être faite avec d'autres modes de savoir, comme le savoir mystique, obtenu par intuition ou par révélation.
La science, un polythéisme
Nous noterons que ce trait humain bien connu de ne pas pouvoir se remettre en cause est lié à l'attachement que certains scientifiques peuvent avoir sur des représentations intellectuelles et sur les hommes qui ont apporté au monde ces nouvelles représentations. Ces attachements peuvent être rattachés, dans un contexte religieux, à des comportements de type polythéiste.
En effet, comme nous l'avons vu, un scientifique au sein d'une école peut trouver :
- une vocation, une identité et un appel à sa fidélité,
- un panthéon de grands hommes à vénérer,
- un système moral pouvant être usé pour juger les « impies »,
- des représentations intellectuelles pouvant être vénérées,
- la certitude d'un savoir possédé, causé par la connaissance de ces représentations.
Le scientifique est donc un polythéiste au sens le plus strictement religieux du terme. Certes, les idoles de la science ne sont pas toujours faites d'argile (quoique les statues des grands scientifiques soient littéralement des idoles), mais sont plutôt des abstractions, des idées ou des représentations.
Aspect ésotérique du polythéisme scientifique
Si l'on s'intéresse à la dimension du savoir, très chère aux ésotéristes, nous découvrons que le scientifique polythéiste est attaché la possession d'un savoir auquel le commun des mortels ne comprend pas grand chose, et que ce savoir peut avoir des applications concrètes très importantes (techniques notamment).
Dans les cas de rupture épistémologique, ce savoir est porté à son paroxysme car il concerne la représentation du monde, savoir qui par son immensité théorique charge le possesseur de ce savoir d'une certitude inébranlable, d'un sentiment de supériorité et d'un sentiment d'appartenance à une classe d'élus.
Le scientifique polythéiste est donc, au sens ésotérique chrétien du terme, un gnostique[1].
La rupture épistémologique comme changement de système polythéiste
La rupture épistémologique peut être interprétée, du point de vue religieux, comme un changement de système de représentation polythéiste du monde pour les scientifiques.
Cette interprétation nous amène à considérer certaines caractéristiques inhérentes au polythéisme :
- il existera toujours d'innombrables variantes du polythéisme, car le polythéisme est structurellement fondé sur le culte de plusieurs idoles, ces idoles pouvant être des grands hommes et des représentations ;
- les polythéismes seront toujours en lutte les uns contre les autres et leur lutte pour la domination se retrouve dans les ruptures épistémologiques ;
- le polythéisme est un culte de nature intellectuelle alors que le monothéisme est un culte du coeur ;
- le polythéisme attaché à un savoir intellectuel qui donne un sentiment de supériorité tend vers le gnosticisme (au sens chrétien du terme).
Le polythéisme, un pattern universel
Histoire, progrès et changement
La structure de pensée polythéiste n'a jamais évolué dans ses fondements, même si les idoles semblent avoir évolué vers des abstractions et des représentations parfois purement intellectuelles. On pourra étendre le raisonnement ci-dessus à un certain nombre de domaines de l'activité humaine comme l'art, la philosophie, la psychologie, la sociologie, la politique, etc.
La pensée polythéiste se positionne toujours en comparaison avec des idoles, vivantes ou mortes, réelles ou abstraites. Le référentiel de la pensée polythéiste n'a jamais rien de permanent : il n'est que conjoncturel. Ainsi, le concept de changement ou le concept de progrès ne sont au final que des changements de référentiel polythéiste : l'homme vénéré hier devient un homme médiocre au regard des idées « nouvelles » de tel autre homme vénéré aujourd'hui. S'il n'y a pas progrès, il y a bien changement de référentiel polythéiste. Le « progrès » devient alors l'histoire de la succession des polythéismes présents au sein d'une société.
Il faut préciser que tous les scientifiques, les artistes, les philosophes, etc., ne sont pas obligatoirement des polythéistes si leur rapport avec les concepts manipulés et les images des grands hommes restent prudentes. Mais comment envisager cette prudence sans une référence absolue, non sensible au temps et aux conjectures éphémères ?
Le polythéisme, centre de la psychologie humaine
La psychologie humaine n'a, à notre connaissance, jamais abordé les fondements des mécanismes de la pensée au travers de la pensée polythéiste. Cette approche pourrait montrer que le polythéisme est au centre de la psyché humaine, comme une dynamique de base, et qu'au fur et à mesure des années, les personnes changent leur mode de représentation polythéiste interne.
En effet, au sein de la psyché de l'enfant (et de l'adulte n'ayant pas résolu ses problèmes avec ses parents, que ces derniers soient vivants ou morts), se créent des idoles qui sont a priori les parents. Ces idoles seront remplacées par diverses autres idoles durant l'adolescence et l'âge adulte. Les espoirs des personnes, les rêves et les illusions sont toutes en rapport avec des personnes, des actes ou des idées divinisées, choses qui changeront au cours de la vie de nature, sans changer de structure.
On peut expliquer par le polythéisme le fait que certaines personnes âgées n'aient que très peu de maturité si les idoles sont rattachées à un passé idéalisé ayant cessé d'exister. Ainsi, le changement des polythéismes au court de la vie, la « recherche du temps perdu », la « perte des idoles d'autrefois », etc., ne sont pas des garants automatiques d'une évolution structurelle de la pensée. Il y changement, mutation, d'un polythéisme en un autre, mais pas de sortie du mode de fonctionnement polythéiste.
Notons que le culte du « moi » est la forme la plus pernicieuse du polythéisme et la plus difficile à éradiquer de soi-même, car ce culte, souvent vu comme de l'égoïsme, est en liaison avec des représentations de soi et des modèles polythéistes qui peuvent être inconscients (revanche sur des êtres aimés du passé, etc.).
La définition de tout être pourrait donc être la liste des dieux que ce dernier vénère. Nous pourrions proposer cette formule : dis-moi en quoi tu crois, et je te dirai qui tu es.
Les lois d'échelles associées aux polythéismes
Si nous revenons au cas exemplaire de la science, le polythéisme scientifique peut s'entrevoir, dans l'histoire des sciences, à deux niveau :
- un niveau local, celui dont nous avons parlé au travers des ruptures épistémologiques,
- un niveau global reconnaissant que les grands principes scientifiques et que les grands hommes ayant collaboré à l'histoire des sciences sont tous allés dans la même direction.
Ces niveaux ne sont pas sans faire penser à une structure interne des polythéismes dépendant des échelles. Les dieux des divers systèmes de représentation ne sont pas les mêmes suivant les échelles. Localement, certains dieux sont relégués et niés au profit d'autres dieux éphémères. L'apport réel de certains dieux ne devient manifeste qu'après une période de temps assez longue.
Au niveau de la psyché humaine, les mêmes phénomènes se retrouvent au travers des changements incessants de polythéismes, notamment au travers des modes, de la recherche du changement, ou de la recherche du progrès.
Ces constatations peuvent nous faire entrevoir une véritable structure du polythéisme, polythéisme qui serait le point commun entre l'individu, la société et le temps.