A propos de l'existentialisme
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Introduction
La pensée française de la deuxième moitié du XXème siècle s'est inscrite dans une mouvance particulière, relativement cohérente dans son approche, dont les conséquences sont encore très vivaces dans l'inconscient collectif français. A la différence d'autres pays, certaines idées font, en France, long feu, endoctrinant des générations de personnes sous le couvert d'une ouverture d'esprit très morale aux accents altruistes.
L'héritage de la phénoménologie
Brève introduction historique
La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle sont marqués en sciences et en philosophie par la recherche des principes fondamentaux de la pensée, respectivement scientifique et philosophique. Dans le domaine mathématique, on voit ainsi de grands mathématiciens s'intéresser aux fondements de la logique (Henri Poincaré, David Hilbert, Bertrand Russell, etc.) au cours d'une controverse qui marquera l'histoire des sciences. Dans la philosophie, Edmund Husserl et Martin Heidegger poursuivront les travaux de Hegel et de Kant sur la métaphysique au moyen de leur vision respective de la phénoménologie.
Même si le rapprochement peut paraître non évident de prime abord, Freud, un exact contemporain de Husserl, développe avec la psychanalyse une approche radicalement différente de celle des phénoménologues, car basée sur l'analyse pratique de « phénomènes » qui, justement, ne seront jamais étudiés par les écoles phénoménologiques. Nous nous proposons, dans cet article, d'étudier les conséquences de ce refus des phénoménologues qui, s'il n'était pas forcément actif du temps même de Freud, l'a été pour les héritiers de la phénoménologie, notamment au sein du courant existentialiste.
Introduction à la phénoménologie
La phénoménologie husserlienne est la « science des phénomènes ». Le principe de cette méthode qui dit que le monde ne se limite pas à ce que nous en percevons, est d'analyser la façon dont les phénomènes se présentent à la conscience. L'objectif de Husserl est d'atteindre l'essence des choses en faisant varier les points de vue de la conscience qui analyse le phénomène pour faire la part des choses entre le phénomène lui-même, émis de l'objet, et l'essence de l'objet lui-même. une seconde méthode est de considérer la « série des phénomènes » issus d'un même objet pour en saisir l'essence.
Notons d'emblée que cette méthode est purement intellectuelle et que, en tant que méthode intellectuelle d'appréhension ou d'analyse des phénomènes du monde, elle est en concurrence avec d'autres représentations purement intellectuelles du monde, comme les représentations scientifiques. Cependant, nous préciserons que cette méthode semble être très largement inspirée d'une approche scientifique en considérant les objets étudiés comme pouvant être source d'expériences, même si ces expériences sont seulement imaginées.
De plus, cette méthode a des visées métaphysiques dans ce qu'elle entend définir une méthode pour saisir l'essence des choses, les choses « en elles-mêmes », ou autrement dit l'« en-soi » des choses. Cette approche métaphysique est, bien entendu, à l'opposé de l'approche mystique pour qui les choses sont révélées dans leur vérité par l'inspiration de Dieu.
Phénoménologie et psychanalyse
Si le positionnement husserlien est très différent de l'approche religieuse, la phénoménologie husserlienne est aussi radicalement à l'opposé de la démarche psychanalytique de Freud. En effet, la psychanalyse part du principe que certains phénomènes peuvent être détournés par la psyché et, par conséquent, qu'ils ne peuvent pas apparaître dans leur réalité en raison de ce dysfonctionnement. L'état de névrose montre que, bien loin de parvenir à saisir l'essence des choses, les phénomènes eux-mêmes peuvent être interprétés de manière radicalement différente selon les individus, cela en rapport avec leur existence passée et leurs traumatismes.
La logique phénoménologique husserlienne fait fi de ce genre de considération et postule, en quelque sorte de manière sous-entendue, que le phénomène est analysable et qu'il contient une partie de l'essence, ou qu'il peut mener à l'essence par l'utilisation d'un certain nombre de techniques intellectuelles.
Comme d'habitude en philosophie, ce n'est pas le raisonnement lui-même de Husserl qui est à contester dans la phénoménologie : ce sont les prémisses du raisonnement. Ces prémisses sont, la plupart du temps, inconscientes au sens freudien du terme, ce qui rend difficile la critique frontale de grandes théories. Dans le cas de la phénoménologie, si les phénomènes ne parviennent à notre conscience que déformés par notre passé, nos traumatismes et nos névroses, comment s'appuyer sur eux pour garantir l'émergence intellectuelle d'une essence, d'un absolu ? Husserl part donc d'un postulat, celui de pouvoir avoir confiance dans les phénomènes qui se présentent à la conscience. Or, la plupart du temps, les phénomènes eux-mêmes ont une charge inconsciente qui les altère.
La psychanalyse nous montre aussi d'autres exemples beaucoup plus inquiétants pour la théorie phénoménologique. Les paranoïaques, personnes souvent très intelligentes, perçoivent correctement les phénomènes qui les entoure, correctement étant entendu au sens où d'autres témoins des mêmes scènes peuvent valider le phénomène perçu. Néanmoins, si les phénomènes perçus par la conscience du paranoïaque sont vrais, incontestables, leur interprétation est, quant à elle, totalement délirante, bien qu'une intense activité intellectuelle et une grande corrélation des phénomènes ait été opérée par l'intellect du paranoïaque.
La psychanalyse freudienne démonte donc ce que nous pourrions nommer « l'axiome de Husserl » (le fait que nous pouvons faire confiance aux phénomènes qui se présentent à notre conscience) à deux niveaux :
- les phénomènes arrivent chargés d'une partie inconsciente de nous ;
- l'interprétation intellectuelle de ces phénomènes est loin de nous mener à la découverte de leur essence.
L'axiome husserlien et ses conséquences
Husserl semble prendre pour base à son postulat une séparation entre la « conscience » et le phénomène qui se donne à la conscience. Auquel cas, le phénomène serait implicitement « pur » et la conscience (sous-entendue intellectuelle) serait en mesure de le prendre pour objet de réflexion. Il est à noter que ce « modèle » de la psyché humaine est d'une étonnante simplicité, simplicité dont Kant se désolidarise dans son introduction à la Critique de la Raison Pure.
Cette erreur de fond va toucher plus ou moins la philosophie de Husserl, dans la mesure où plus les « objets » étudiés peuvent être intellectualisés, plus l'approche phénoménologique pourra sembler apporter des fruits (tout en proposant une approche qui pourrait être traitée autrement par des méthodes purement scientifiques). Cependant, dès lors que l'« objet » deviendra « l'homme » ou le « moi », nous allons entrer dans des enchaînements d'erreurs et de contresens, plus regrettables les uns que les autres. Si Husserl restait proche d'une vision kantienne de séparation de l'objet perçu en tant que phénomène et de l'objet en soi, la philosophie française de la deuxième moitié du XXème utilise l'héritage husserlien pour analyser des objets très conceptuels et ou très humains au risque de caricaturer l'erreur axiomatique husserlienne. C'est dans ce sens que nous nous proposons de continuer cet article.
L'existentialisme
Quelques notions de l'existentialisme
Le premier axiome de Sartre
Les premières interrogations de Jean-Paul Sartre le mènent à distinguer entre existence et essence. Reprenant le flambeau de l'axiome phénoménologique de Husserl en le radicalisant et en le caricaturant, ce dernier affirme que l'homme existe avant d'être, et donc que son essence est postérieure à son existence. Nous nommerons cette position « le premier axiome de Sartre ». Cette représentation de l'homme a bien des conséquences que nous allons étudier ci-après.
Suivant l'axiome de Husserl, le premier commentaire que nous pouvons faire du premier axiome de Sartre est qu'il place l'homme dans une relation purement intellectuelle à lui-même. L'homme est condamné à déterminer lui-même sa propre essence intellectuellement au sein de la société à laquelle il appartient. On ressent chez Sartre une interprétation contestable d'une approche kantienne de la raison pure. En quelque sorte, l'homme chez Sartre se positionne en tant que pur esprit pour construire son essence dans son temps et dans sa société. Or, force est de constater que l'aspect affectif de l'homme est absent d'une telle théorie d'auto-détermination essentielle de l'homme par son strict intellect.
Cette approche sartrienne se situe dans la continuité des débats qui animèrent les intellectuels de la première moitié du XXème siècle sur la part de l'inné face à la part de l'acquis. Sartre se positionne dans une stricte approche de l'homme par l'acquis et fait disparaître toute notion d'inné. La conséquence est que l'homme n'existe que construit par la société et non pas en tant qu'homme au sens religieux, soit un homme ayant un certain nombre de caractéristiques données a prori. La doctrine de Sartre est donc d'emblée athée et purement sociale, dans la mesure où l'essence de l'homme n'apparaît qu'après que ce dernier a déjà existé. Cette doctrine ouvre la voie à une déification du rôle de la société et à une prépondérance de la culture ou de la politique comme fondement de l'essence de l'homme.
La troisième conséquence du premier axiome de Sartre est, logiquement, une obsession pour la liberté, la liberté de se construire soi-même et de définir soi-même sa propre essence. L'homme est, sans Dieu, condamner à se définir lui-même dans sa propre essence au travers d'une liberté vue comme « obligatoire ».
La quatrième conséquence de cet axiome est que l'homme n'évolue que dans un monde relatif à lui-même et que toute notion d'absolu, notamment moral, disparaît. L'homme est le centre de son monde et ses choix intellectuels (qui pourront être concrétisés en « actes »)le définissent complètement. L'homme s'auto-détermine seul et sans repère et ne rend de comptes qu'à lui-même et à la société dans laquelle il vit.
Le second axiome de Sartre
Ceci n'est pas sans poser quelques problèmes de fond, notamment en termes de responsabilité. La théorie sartrienne étant une apologie de l'individualisme, Sartre a tenté de concilier l'essence de l'homme individu et l'essence de l'homme social en montrant que ces deux essences devaient naturellement « se rejoindre » dès lors que l'homme faisait « les bons choix ». Nous noterons une certaine incohérence logique de ce point de vue, le « bon choix » étant difficile à définir sans un système moral qui dépasse le cadre des individus et qui a, donc, quelque chose d'absolu. Nous nommerons ce passage non naturel de l'essence individuelle à l'essence collective, le « second axiome de Sartre ».
Notons d'ailleurs que Sartre, lorsqu'il parle d'« essence » de l'homme, semble plutôt parler de « sens » de la vie pour l'homme. Cette confusion quant à la définition même de l'essence de l'homme est commode pour changer d'échelle et étudier la relation entre le sens de la vie de l'individu et le sens de la vie de la société, tout en posant le problème de manière ontologique en termes d'essence.
une des grandes conséquences de ce deuxième axiome est de donner une autre définition de la notion d'« acte » lui-même. L'acte que je fais, en tant qu'il détermine mon essence, est un acte qui me fonde. Je suis donc, dans l'exercice de ma liberté, fondé par mes actes. Ces actes ont un poids personnel, mais aussi un poids pour le reste de l'humanité (en raison du second axiome). Mes actes de liberté ont donc un poids universel.
L'existentialisme comme pensée tautologique
Les conséquences de cette vision sartrienne de l'homme sont nombreuses et souvent mal entrevues dans leur relation aux axiomes sous-jacents. En effet, dès lors que les axiomes sont posés, il est très facile de raisonner correctement sur ces axiomes et donc de prétendre que ce raisonnement est « pur » (au sens de Kant) alors qu'il n'est qu'un jugement moral fondé sur la reformulation des conséquences des axiomes acceptés. Cette démarche est très courante en philosophie et nous la nommons pensée tautologique.
L'existentialisme comme système moral
La première conséquence de ces raisonnements valides sur des axiomes partiaux est l'émergence d'un système moral qui ne se dit pas être un système moral. On en trouve l'apogée dans la notion sartrienne d'« artiste engagé » ou de « philosophe engagé », notion qui, encore aujourd'hui, est très présent dans la pensée française.
Le raisonnement est simple :
- je suis un existentialiste ;
- je détermine ma propre essence seul au sein de la société (premier axiome de Sartre) ;
- mes actes sont donc des combats me définissant dans mon essence (conséquence du premier axiome) ;
- cette essence est connectée avec l'essence de l'humanité (second axiome de Sartre) ;
- je puis donc critiquer les autres de ne pas faire la même démarche (conséquence morale issue du second axiome de Sartre).
Le raisonnement est donc logiquement valide tant que l'on ne remet pas en cause les axiomes qui le fondent. Cependant, dès lors que l'on considère les axiomes, nous nous trouvons face à une incroyable leçon de prétention individualiste doublée d'une méconnaissance absolue de certaines caractéristiques humaines. Le philosophe Sartre appuie ses raisonnements sur trois axiomes, un axiome méthodologique (celui d'Husserl) et deux personnels, ces axiomes définissant sa vision personnelle de l'homme.
Les questions inhérentes à la morale sont les mêmes que dans tout système moral. Dès lors que Sartre se permet de juger durement Flaubert, sur quelles bases ce dernier le juge-t-il ? Sur le fait de n'être pas existentialiste ? Sur le fait de ne s'être pas engagé ? Son jugement ne s'exerce-t-il sur la base d'une projection des problèmes contemporains de Sartre sur l'époque flaubertienne ? S'il n'y a pas de morale absolue, comment se fait-il que l'on puisse juger des actes d'auteurs du passé aussi simplement ? Sartre ne les juge qu'à l'aune de sa propre personne, comme nous allons le voir au travers d'un regard psychanalytique.
La démarche morale sartrienne est similaire à la démarche de Nietzsche : postulant le refus de la morale absolue, il bâtit un système intellectuel qui induit une morale personnelle beaucoup plus dure, car :
- cette morale personnelle est basée sur des axiomes qui représentent le monde de manière simpliste,
- cette morale personnelle est basée sur des raisonnements logiques qui prétendent ne pas être moraux dû au fait qu'ils sont logiques.
Il est donc nécessaire, pour attaquer ces morales qui se cachent, non de contester des raisonnements sans faille, mais de contester les axiomes qui les fondent. L'histoire montre que, dans ce domaine, peu de philosophes ont pris cette approche pour contester les morales philosophiques personnelles sur le terrain formel, hormis Kant dans la Critique de la faculté de juger.
L'existentialisme au regard de la psychanalyse
Sartre, le philosophe projectif
Nous avons déjà mis en perspective l'axiome d'Husserl par rapport à la psychanalyse. Le premier axiome de Sartre, vu de la psychanalyse, montre tout simplement une « ablation » d'un pan entier de l'humanité : l'affect. En effet, tous les humains ont des patterns affectifs dont tous peuvent constater qu'ils sont généralement assez « stables » depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte et qu'ils modèlent une grande partie de la vie humaine des personnes. L'affect et l'intellect sont deux dimensions très étroitement liées dans la psyché humaine comme le montra Jung dans Les types psychologiques.
Si un philosophe fonde une théorie sur une approche purement acquise et intellectuelle de l'essence de l'individu, cela signifie que la typologie affective de l'homme n'est pas dans son essence (au sens sartrien du terme), postulat que l'expérience psychanalytique rend caduque immédiatement. Au sens de Jung, cette ablation pourrait être considérée comme une projection de Sartre sur le monde. A l'instar du mouvement naturel de la plupart des personnes, Sartre ne voit du monde que ce qu'il est lui. Sa partie affective étant totalement refoulée, il bâtit une théorie philosophique du monde dans laquelle tous les êtres sont à son image[1] et ont donc un affect refoulé.
Sartre, l'angoisse et la névrose
Au sein des phénomènes que Sartre ne peut nier se trouve « l'angoisse » que ce dernier nommera « angoisse existentielle ». Ce phénomène est bien connu des psychanalystes et des psychiatres comme une activité cérébrale très intense (parfois partiellement inconsciente) tournant indéfiniment dans des raisonnements stériles. L'inventivité exceptionnelle de Sartre, dans sa négation de l'approche psychanalytique, consiste à mélanger l'approche heideggerienne et l'approche de Kierkegaard (sans le côté chrétien) pour en faire un trait constitutif fondamental de l'homme. En substance, l'homme sartrien est condamné à l'angoisse car il est libre et ne peut se décider à utiliser cette liberté. De plus, il a l'angoisse de la mort, donc de la disparition de sa propre « essence », une essence qu'il aura bâti de manière intellectuelle.
Du point de vue logique, la considération sartrienne de l'angoisse est une conséquence très normale de l'ablation de l'affect dans la théorie de Sartre. En effet, si un individu nie sa partie affective, il est en état de névrose, et la névrose est génératrice d'angoisse. C'est donc le refoulement qui est à l'origine de l'angoisse sartrienne, plus que la peur de la liberté. En ce sens, Sartre a raison quand il conçoit l'angoisse comme consubstantielle avec l'existentialisme, car l'existentialisme est une doctrine névrotique qui pousse l'homme à ne considérer de lui-même que sa partie intellectuelle pour définir son essence.
Le problème de l'existentialisme sartrien réside donc plus dans le fait de légitimer la névrose individuellement et socialement (ce qui aura des conséquences que nous détaillerons plus tard) que de raisonner logiquement. Car, légitimer la névrose est une conséquence très logique du premier axiome de Sartre :
- je ne puis définir mon essence que par mes actes pensés de manière intellectuelle,
- je me ferme une partie complète de la vie et de ce qui fait mon humanité (l'affect),
- je me divise de moi-même,
- je me postule donc en névrosé.
Nous bouclons dans une représentation du monde hyper-intellectuelle qui illustre, à l'instar d'un Nietzsche mais sur une autre tonalité, une démarche névrotique classique.
Il est à noter que les études sur les névroses montrent très bien les relations entre névrose et angoisse. L'angoisse en tant qu'elle est une hyper activité intellectuelle, pas toujours consciente, donne l'impression d'être bloqué dans une impasse dont une peur inconsciente est à la source. En effet, l'angoisse stimule l'intellect de façon très importante afin que ce dernier trouve la solution à un problème qui est souvent mal exprimé. Le défouloir intellectuel est donc, la plupart du temps, une protection de la psyché par rapport à ce qui lui fait peur. En d'autres termes, les questions conscientes des angoissés visent à tout sauf à traiter du problème réel. L'intellect travaille souvent soit sur un problème secondaire, soit sur un problème de surface, très lointain du problème de fond (souvent inconscient) générant l'angoisse.
Ainsi, en situation d'angoisse, il ne faut pas faire confiance à son intellect, car il boucle souvent sur de faux problèmes pour occuper la psyché à ne pas découvrir le problème de fond qui est, lui, effrayant ou impossible à remonter à la conscience. Cette mécanique est très importante car l'angoissé peut toujours trouver des demi solutions intellectuelles à ses problèmes de surface, tout en ne pouvant s'empêcher d'en chercher d'autres. L'angoissé réfléchit beaucoup, mais il ne réfléchit pas sur les bonnes bases, ces bases lui étant masquées.
Sartre est donc le grand angoissé de l'existentialisme : il s'appuie sur des axiomes incontestables qui le verrouillent et qui font que son activité cérébrale s'active dans les conséquences de ces axiomes au lieu de s'affronter au problème ontologique qui fonde les axiomes eux-mêmes. Sartre, dans ce sens, ne voit pas que sa théorie a fait l'ablation de la partie affective de l'homme, car Sartre a refoulé cette partie de lui-même. Si son intelligence est indéniable, sa théorie prouve sa névrose et trouve un écho chez les névrosés hyper-intellectuels.
Or, tout le monde n'étant pas névrosé, la névrose n'est pas consubstantielle à l'homme dans son ensemble, mais elle l'est, par construction, à l'existentialisme.
Dès lors, l'existentialisme étant une théorie névrotique, nous pouvons comprendre son côté combattif, juge, et son système moral, comme des moyens de projeter des affects refoulés négatifs sur les autres. On rejette ce qui est différent de soi au moyen de projections. Sartre critique Flaubert en projetant ses affects refoulés sur ce dernier, sans réaliser que cette démarche est, dans l'absolu, non fondée logiquement.
Cela nous amène naturellement à parler de la notion d'« autre » chez Sartre, autre qui sera le réceptacle de tous les affects refoulés de Sartre.
« L'autre » chez Sartre
Une vision purement intellectuelle de l'autre
La vision de l'autre chez Sartre est dans le prolongement de l'hyper-intellectualité sartrienne que nous avons jusqu'ici détaillée. L'autre apparaît, dans l'oeuvre de Sartre au travers de soi uniquement, de ce soi défini intellectuellement dans son essence, par le truchement du concept : l'« être-pour-les-autres ». Jamais Sartre ne prend le parti de voir l'autre soit au travers de la projection inconsciente de nous-mêmes en l'autre (perspective psychanalytique), soit au travers de l'empathie que nous pourrions ressentir, notamment de la souffrance de l'autre (approche traditionnellement religieuse)[2]. Sartre ne nie probablement pas consciemment l'existence même de ces deux approches au point de ne pas les mentionner et, donc, de ne pas les critiquer, mais, emprisonné dans ses axiomes intellectuels, il semble simplement ne pas être capable de percevoir ces deux dimensions cruciales du problème.
Or, une vision purement intellectuelle de l'autre induit une vision très pessimiste des relations humaines. Pour comprendre cette relation avec le pessimisme, il nous faut revenir vers la psychanalyse. Sartre refoule ses affects au point de créer une théorie de l'homme dans laquelle l'affect n'existe pas. Or, il est nécessaire de préciser que l'affect existe toujours, y compris chez les personnes hyper intellectuelles : il est simplement refoulé. Une meilleure formulation serait donc de dire que Sartre crée une théorie de l'homme dans laquelle l'affect n'existe pas à la conscience de l'homme. Tous les lecteurs de Sartre se souviendront de cette obsession pour la conscience de la part de Sartre. Cette obsession (qui peut être considérée comme une reformulation de l'axiome de Husserl) pourrait s'écrire de la manière suivante : ma psyché se limite à mon intellect conscient, ce qui est très réducteur, mais n'envisage pas l'existence d'une partie affective refoulée. Or cette partie affective est refoulée pour plusieurs raisons classiques : prédominance de l'intellect, traumatismes affectifs divers, etc. Lorsque l'affect est refoulé, il se projette de manière négative sur le monde.
C'est donc très logiquement que Sartre en vient à parler de l'autre sous l'axe du conflit, de la menace. L'autre est un danger a priori pour moi-même, sous-entendu moi qui refoule mes affects. Cela est psychanalytiquement équivalent à : je projette mes affects inconscients (négatifs) sur l'autre. Or, tout ceci peut être présenté de manière philosophiquement valide au sein du raisonnement sartrien. Sartre va le formuler de la façon suivante :
- si chacun est un être intellectuel pur luttant pour que sa liberté s'incarne dans des actes qui construisent son essence,
- l'autre, par son existence même, peut remettre en cause les actes qui me fondent,
- nous serons en conflit.
C'est la première version sartrienne des relations humaines, version que l'on trouve dans l'Etre et le néant.
Plus tard, Sartre tentera d'être « positif » en envisageant (intellectuellement) les conditions pour que ces conflits donnés a priori disparaissent au nom d'une « idée sociale » qui pourrait satisfaire les essences de tous les membres d'une société. Sartre prendra donc très naturellement le chemin du communisme avec la Critique de la raison dialectique
Il est nécessaire de voir que, logiquement, Sartre examine successivement au cours de sa vie les uniques deux choix possibles de sa théorie : le conflit ou le communisme. Le raisonnement sartrien est donc tout à fait légitime, mais il est très réducteur, cela étant dû aux axiomes qui le sous-tendent.
Sartre et l'orgueil
L'analyse de la relation à autrui chez Sartre mène donc dans deux voies (conflit ou communisme), voies que l'on pourrait considérer comme des « voies de garage intellectuel ». Qu'un philosophe en vienne à vanter ontologiquement le communisme comme Sartre le fit montre que certains raisonnements peuvent, par excès d'intellectualité, tourner court. Nous sommes en face d'un cas similaire au cas de Nietzsche et de sa folie, Nietzsche qui, lui aussi, avait une vision très pessimiste des rapports humains, vision inspirée de son sentiment de supériorité.
Chez Sartre, nous ne parlerons pas de folie, mais plutôt de névrose, une névrose se manifestant par un 'orgueil prononcé envers ses théories. En effet, Sartre ne réalisa jamais vraiment qu'il s'était trompé, abusé qu'il le fut par les axiomes qui le fondaient. En un sens, Sartre n'était pas loin de la vérité quand il disait que nous sommes fondés par nos actes. Mais son cas illustre plutôt que nous sommes fondés par nos axiomes, par les certitudes que nous avons en chacun d'entre nous[3]. Bien entendu, savoir d'où nous viennent ces axiomes est le travail du métaphysicien comme Kant le nota si justement, et c'est le travail fondamental de la philosophie qui veut se débarrasser de la logique des opinions[4].
De l'attachement aux axiomes vient l'attachement aux raisonnements fondés sur ces axiomes, et de cet attachement (affectif) vient l'orgueil. L'homme moderne baignant dans l'illusion du progrès et des « problèmes à résoudre » se sent mieux lorsqu'il a résolu les problèmes qui se posaient à lui. Ainsi, la notion de progrès est souvent équivalente avec la notion de raisonnements effectués dans le passé. Sartre est donc plein d'orgueil pour une théorie qui ne l'est pas moins, car elle vise, comme Hegel, à fonder un système complet, valable pour tous les hommes.
L'attachement provoque aussi l'aveuglement, notamment lorsque Sartre arrive dans cette impasse de la relation à autrui selon le modèle existentialiste. En effet, arriver face à une alternative conflit versus communisme serait équivalent à arriver en sciences devant un résultat dont la réalité nous montre qu'il n'est pas appliqué. Le scientifique, dans ce cas, considère que le modèle contredit l'expérience et donc que le modèle doit comporter des erreurs. Or, Sartre, aveuglé par ses affects quant à sa théorie, ne se rend pas compte des problèmes du modèle. Il continuera sur sa lancée jusqu'au bout et ne reviendra jamais en arrière. Mais il n'y a pas de Kant à l'époque de Jean-Paul Sartre, pas de contrepoids capable de critiquer une théorie qui part d'un sujet métaphysique pour arriver à l'apologie d'un système politique.
Le conflit et la logique du jugement
Continuons cette exploration de la pensée logique (et névrotique) de Sartre. Si nous sommes des êtres purement intellectuels nous fondant dans notre essence par nos actes (intellectuellement pensés), alors la pensée différente de l'autre quant à nous devient obligatoirement :
- jugement de nos actes,
- donc jugement de notre « essence »,
- donc agression quant à nous-mêmes,
- donc source de conflit.
L'« enfer », selon Sartre, est donc amené par « l'autre » et au travers du regard de « l'autre ».
Nous sommes, ici, dans les conséquences de la dérive hyper-intellectuelle que nous avons détaillée. Dans un monde purement intellectuel, l'autre ne nous perçoit que de manière intellectuelle et donc le désaccord est obligatoirement jugement. Mais, souvenons-nous de l'« ablation » sartrienne de l'affect du périmètre de son étude : cette ablation implique nécessairement cette vision des choses, que nous avons d'ailleurs retrouvé chez Sartre lui-même dans le jugement sur les artistes ou les philosophes engagés.
Psychanalytiquement parlant, Sartre, une fois de plus, ne parle que de lui-même et de sa propre façon de fonctionner qu'il généralise abusivement à l'ensemble des humains. Qui n'est pas d'accord avec lui le juge, et ce jugement provoque le conflit. Nous sommes ici à la limite du comportement paranoïaque, archétype psychiatrique de la personne étant persuadée que les gens complotent contre lui. Chez Sartre, c'est l'autre qui nous déstabilise parce qu'il nous juge et ne perçoit pas de la même façon ce que nous faisons pour nous fonder dans notre « essence » en exerçant notre « liberté ».
Nous sommes à la limite du modèle sartrien, de la névrose existentielle, qui, en quelque sorte, vole en éclats dès lors que l'homme n'est plus le centre de son monde. De plus, le monde montre autre chose que le conflit, même si le conflit est une dimension importante du monde. Le système existentiel est donc incomplet.
L'amour chez Sartre
Sartre en vient à étudier l'amour comme seule solution pour échapper au conflit. Mais force est de constater que la vision sartrienne de l'amour est synonyme de « chosification ». La logique de Sartre est, quant à l'amour, une logique tautologique par excellence. Prenant pour base le fait que l'amour est chosification de soi-même envers l'autre, il en déduit que les deux formes d'amour « stable » sont le masochisme ou le sadisme. De fait, l'inverse est vrai logiquement : le sadisme et le masochisme sont des relation de chosification de soi ou de l'autre au sein du couple. Cependant, la réciproque est fausse : l'amour n'est relation de chosification que si l'on appréhende l'autre de façon purement intellectuelle dans une logique du conflit donnée a priori.
Le raisonnement sartrien sur l'amour est donc la redite de son hypothèse de base et aucunement une démonstration. Cela donne :
- les êtres sont obligatoirement dans une relation de jugement (conséquence du second axiome de Sartre quant aux actes) et donc de conflit,
- l'amour est le terrain de la lutte pour dominer l'autre (déclinaison logique abusive de la logique conflictuelle a priori pour le couple sans introduction d'une autre dimension au couple : l'amour),
- donc chacun veut chosifier ou être chosifié (conséquence logique du mode conflictuel a priori),
- l'amour stable ne peut s'envisager que dans une relation de sadisme ou de masochisme[5] (reformulation du point précédent).
L'autre comme objet
Sartre fonde ses théories sur autrui sur la certitude que l'autre est « chosifié », c'est-à-dire qu'il est un objet de notre conscience. Nous pouvons voir là une application manifeste de l'axiome de Husserl quant à la technique phénoménologique. En effet, si une chaise peut être chosifiée par mon esprit et que je puisse penser raisonnablement qu'elle est grosso modo chosifiée de la même façon par autrui, il n'en va pas de même pour une personne, encore moins une personne pour qui j'éprouve des sentiments. Sartre prend donc une voie totalement divergente de celle de la psychanalyse et du sens commun en oubliant l'affect qui nous fait percevoir autrui non comme un objet représenté, mais comme quelque chose de plus complexe impliquant des affects.
Comme nous l'avions noté dans la partie concernant Husserl, la méthode phénoménologique possède une marge d'erreur probablement faible pour la phénoménologie des objets inanimés (à moins que les objets en question soient en rapport avec des traumatismes de notre passé[6]). Mais il en va tout différemment quand Sartre tente une phénoménologie des humains, de surcroît dans un modèle an-affectif, car la marge d'erreur est, dans ce cas, complète. Ainsi, la théorie sartrienne de l'autre :
- ne connaît pas l'amour,
- « oublie » ce que tous les humains possédant des affects savent a priori.
Cette théorie de l'amour sartrien n'est, au final, qu'une redite de l'ablation de l'affect présent dans tout l'existentialisme[7]. Quand l'affect est absent a priori d'une théorie philosophique, il est très étrange de le retrouver comme corollaire à une discussion sur la relation à l'autre. L'autre est et reste un objet pour Sartre, par construction, a priori, par postulats et après des raisonnements qui ne font que redire ce principe de base de la théorie existentielle.
La mort et l'absurde
La mort chez Sartre est couronnement de l'absurdité du monde, voire la « victoire d'autrui ». Nous ne commenterons pas longuement cette vision qui une fois encore n'est valide que dans un espace de raisonnement duquel les affects sont absents. L'être humain, une fois mort, ne reste, dans la vision sartrienne, que représenté dans l'esprit de gens qui, eux aussi, vont mourir de manière « absurde »[8].
La notion d'absurde peut être vue comme une nouvelle projection sartrienne : si les axiomes du raisonnements sont contraignants au point de générer une représentation absurde du monde, n'est-ce pas une preuve flagrante de l'échec de l'entreprise philosophique ? Revenons aux inspirations de Husserl puisées dans les grands débats du début du XXème siècle sur les fondements des sciences, débats ouverts en quelque sorte par Kant dans sa Critique de la raison pure. Husserl propose mais ne va pas jusqu'à conclure à une absurdité du monde, mais Sartre le fera et cela restera un trait spécifique de la pensée française.
On retrouve cette obsession de l'absurdité chez Camus qui va jusqu'à écrire un livre entier dédié à l'absurdité[9] pour ne montrer, au final, que sa propre incompréhension des personnages qu'il postule en archétypes de l'absurdité. L'orgueil est, ici aussi, très présent. Au lieu de constater qu'on ne comprend pas, il est plus aisé pour l'ego de dire que les choses sont absurdes. C'est un luxe que la philosophie peut se permettre alors que la science ne le peut pas.
Le sens de la vie selon Sartre
Fort de ces constatations toutes plus contestables les unes que les autres, Sartre revient à la fin de sa vie sur la branche supposée non conflictuelle de l'existentialisme, soit l'attachement volontaire de tous à un système commun de type social. Et c'est naturellement que son choix se porte vers le communisme, théorie éminemment intellectuelle, bâtie par des intellectuels et endoctrinant les masses sous le prétexte de les rendre tous libres de la même façon et au travers de règles intellectuelles définies par les hommes, dans l'illusion de la maîtrise complète de leur histoire.
En un sens, l'existentialisme peut effectivement logiquement se décliner en une théorie sociale de l'aliénation dès lors que, a priori, les axiomes même de la théorie existentialiste « oublient » que l'homme peut avoir des affects. Nous verrons, dans la troisième partie de cet article, les conséquences sur la pensée française actuelle, d'une telle approche.
L'existentialisme, une pathologie de l'ego
En conclusion sur cette longue partie dédiée à l'existentialisme, nous indiquerons que philosophie et amour de la sagesse ne sont pas toujours liés comme nous le montre le modèle existentialiste. En effet, dans un certain nombre de domaines, comme la science, le fait de démontrer une chose absurde mène obligatoirement à des questionnements de méthode quant au raisonnement lui-même. Or, ce n'est pas le cas de la philosophie sartrienne qui, bien que se comparant à l'immense philosophie kantienne (souvent mal comprise), aucune remis en question des axiomes fondateurs de la théorie n'est possible.
Le volume des écrits de Jean-Paul Sartre, ainsi que le fait que son intellect ait été incontestablement au dessus de celui de ses contemporains, ont fait de lui une autorité philosophique et politique de fait, autorité qui n'a pas eu à se battre contre une contestation plus rigoureuse de type logique ou métaphysique de l'ensemble de ses travaux.
L'existentialisme sartrien peut être vu comme une pathologie de l'ego de son créateur et une légitimation de la névrose comme mode de fonctionnement structurel de l'homme. L'homme existentiel selon Sartre, c'est Sartre lui-même et seulement Sartre, tout comme le surhomme selon Nietzsche était Nietzsche lui-même et seulement Nietzsche, tout comme l'homme hédoniste selon Onfray est Onfray lui-même et seulement Onfray.
Nous allons aborder certaines des conséquences actuelles de cet héritage qui, aussi contestable qu'il puisse être, ne cesse de hanter la pensée française et de générer des tabous.
La genèse de l'existentialisme
Contexte historique
Si l'on tente de replacer l'existentialisme dans son contexte historique, nous pouvons voir cette théorie comme la fille naturelle des interrogations de l'entre-deux-guerres. Cette période, trouble pour les idées, trouvait ses fondements dans certaines doctrines assez inquiétantes et peu connues du début du siècle, doctrines qui visaient à avoir une approche très scientifique et très intellectuelle de l'homme. on pensera, par exemple, à la théorie sociale qui comparait la société à un organisme vivant et ses membres à des cellules utiles ou « pathogènes ». Bien entendu, dès lors que l'on commence à qualifier certaines personnes d'« éléments pathogènes », on peut demander à la société de mettre en place des mesures pour lutter « contre » ces éléments.
Or, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, il reste quelque chose de ces théories intellectuelles qui ont aliéné le monde au travers du nazisme, du fascisme et du communisme. En ce sens, philosopher de manière abstraite sur l'individu intellectuel, comme le faisait l'existentialisme, avait deux avantages :
- c'était un moyen pour tenter de sortir des logiques aliénantes de groupe dont les effets s'étaient avérés désastreux pour le monde entier en se recentrant sur l'individu,
- c'était un moyen pour ne pas affronter de manière frontale la peur inspirée par le legs de ces années noires et des régimes qui avaient ruiné l'Europe.
De plus, le régime communiste restait le seul régime en place au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, et le communisme resta pendant longtemps très implanté en France, notamment au travers de l'héritage de la Résistance d'obédience communiste. Cela rendait difficile la velléité d'analyse des mécanismes aliénants des régimes totalitaires. En effet, comme le constatent des historiens comme François Furet[10], analyser le nazisme ou le fascisme revient obligatoirement à analyser le communisme qui partage un certain nombre de points communs avec son « cousin » le nazisme. Ces perspectives d'analyse étaient quelque peu hors sujet à l'époque et demeurent, encore aujourd'hui, tabous.
En ce sens, l'existentialisme arrive à point nommé pour penser autrement, sur autre chose, pour meubler ce vide issu du désarroi d'une France qui se reconstruit. Cependant, cette doctrine existentialiste a des points communs avec les idées des décennies précédentes, comme nous allons le voir.
Des courants de pensée cohérents
Le grand héritage de la pensée philosophique, et d'une certaine façon de la pensée politique, laissé par la première moitié du XXème siècle, réside dans la faculté de certains penseurs de vouloir concrétiser certaines théories issues des philosophies systémiques du XIXème. En effet, le XIXème siècle avait connu, depuis Kant mais surtout depuis Hegel, en philosophie une volonté de créer des « systèmes » philosophiques complets, c'est-à-dire incluant toutes les personnes sous la même représentation intellectuelle. Les théories politiques de Marx et de Engels marquent une volonté d'aller plus loin dans une description abstraite de la société, divisée en classes dont le destin est de lutter les unes contre les autres.
Il est à noter, aussi étrange que cela puisse paraître, que Darwin et Marx suivirent des chemins qui furent parallèles et qui fécondèrent le début du XXème siècle de théories multiples ayant toujours les mêmes caractéristiques. Si nous tentons de trouver les traits communs aux théories politico-philosophiques du début du XXème siècle, nous retrouvons à peu près toujours les hypothèses suivantes :
- il est possible de penser la société globalement, en tant que système - postulat hérité de Hegel et de Marx ;
- il est possible pour l'homme de définir un schéma de progrès de la société - théorie inspirée d'une représentation darwinienne de la société ; ce progrès de la société illustre le progrès de l'esprit humain dans l'histoire, ce qui signifie que l'homme peut contrôler son histoire, déterminer son propre destin (athéisme) ;
- l'individu doit s'inscrire dans le cadre social pour garantir cet objectif de progrès dans l'histoire ;
- si l'individu ne s'inscrit pas dans cette dynamique, il devient un agent pathogène de la société et doit être « neutralisé » - théorie inspirée de la biologie.
Ces hypothèses peuvent être axiomisées de la façon suivante :
- nous nommerons « axiome de Hegel », le fait que l'on puisse bâtir un système philosophique intellectuel complet applicable à tous les hommes ;
- nous nommerons « axiome de Marx » le fait que l'on puisse bâtir un système politique intellectuel complet applicable à tous les hommes et assurant le progrès dans l'histoire ;
- nous nommerons « axiome de Darwin », le fait que la société puisse se comparer à l'évolution d'un système vivant, cela dit au sens large[11].
Ces trois axiomes offrent à la pensée de l'homme une aubaine, mais en même temps, ils dépeignent un monde gouverné par des lois intellectuelles dans lesquelles, structurellement, la notion d'affect a disparu. Ce n'est donc pas un hasard si Freud, avec la psychanalyse, réintroduit cette notion d'affect au début du XXème siècle. Dans un monde qui se représente de manière hyper-intellectuelle comme le fait le XIXème siècle, les artistes se sentent mal (c'est le Romantisme) et les règles de l'économie, elles aussi, vont dans le sens d'une déshumanisation des représentations de la société et des êtres humains. La perte des valeurs humaines religieuses va de pair avec cet essor des sciences et ces fertilisations mutuelles entre domaines qui, si elles ont un grand nombre d'avantages intellectuels, n'en demeurent pas moins un risque pour toute les sociétés européennes en général.
Les conséquences des axiomes de Hegel, Marx et Darwin
La conjugaison de ces trois axiomes rend possible la pensée européenne sur des systèmes politiques complets, d'inspiration philosophique, qui « résoudraient » les problèmes auxquels sont confrontés l'Europe, à commencer par l'industrialisation et l'immigration. On parle alors de « lutte des classes », mais aussi de « concurrence entre les individus » voire de « concurrence entre les races ». On rêve de la grandeur des nations et du destin des dites nations dans un contexte très nationaliste.
Cette époque est encore mal décrite de nos jours en raison des tabous qui y sont attachés et sur lesquels nous allons tenter de donner des pistes de réflexion.
La Grande Guerre vient briser l'enthousiasme de cette effervescence intellectuelle qui n'effraie alors que quelques « sentimentaux ». Cette guerre va avoir deux fins : l'armistice de 1918 bien sûr, mais surtout la Révolution bolchévique de 1917, révolution très inspirée par la Révolution Française que ce soit de manière positive ou de manière négative. Suivra l'entre-deux-guerres avec la grande dépression de 1929 et la crise économique qui dévaste l'Europe dont l'Allemagne.
Les milieux intellectuels de l'époque ne semblent pas très fertiles en termes d'idées, ce qui peut s'expliquer par le traumatisme majeur de la Guerre de 14, traumatisme qui ne peut être abordé frontalement en raison de l'ampleur jamais connue des massacres et des nombreux survivants mutilés. L'Europe ne parvient pas à comprendre ce qui a pu la précipiter dans une aventure d'une telle horreur, la mécanisation industrielle ayant créé Verdun, symbole de l'industrie de l'armement utilisée pour broyer des millions de personnes. Une véritable logique du tabou s'instaure tant il paraît difficile de remettre en cause a posteriori un patriotisme mené à de telles atrocités.
Les seuls courants actifs semblent être les courants en rébellion contre le système, rébellions qui prenant le contrepied des pouvoirs en place. Comme toujours avec les volontés de rupture, ces dernières se positionnent « contre » sans parvenir à faire la part des choses et à tirer les enseignements de 14-18. Le courant surréaliste découvre Freud et bouscule les idées reçues, mais ce courant s'autodétruit rapidement en proie à la volonté doctrinaire de son fondateur de tout contrôler. Ainsi, ce courant finit vite en règlements de comptes personnels et s'essouffle.
Seuls les courants politiques contestataires tireront leur épingle du jeu de l'entre-deux-guerres. On fustige alors le déclin de l'Occident et de la civilisation. L'establishment est considéré comme incapable suite aux massacres de 14-18 et les gouvernants de toujours n'ont plus de crédibilité. Ces courants politiques contestataires drainent en eux des idées de révolution, soit à gauche, soit à à droite, et ont en tête les trois axiomes dont nous venons de parler. Ils n'ont simplement pas les mêmes « ennemis ». Si l'on s'intéresse au nazisme et au communisme, leur structure s'avère très proche : le nazisme a l'obsession de la race tandis que le communisme a l'obsession de la classe. Les éléments « pathogènes » des deux régimes seront donc éradiqués pour le bien de la société.
Dans les deux cas (le fascisme ou le franquisme étant plus des dictatures « classiques » même si l'instrumentalisation religieuse serait à étudier plus finement), les deux régimes aux idéologies extrêmes ont trouvé une solution intellectuelle pour leur société intellectuelle parfaite : une société aryenne d'un côté, largement épurée de ses « composantes raciales impures », et une société communiste de l'autre, largement épurée de ses élites de l'autre. La famille n'existe plus (jeunesses nazies ou jeunesses communistes) et l'endoctrinement est la base de la participation de l'individu à sa société et la condition de son épanouissement : faire de sa nation une grande nation.
Une légère différence de doctrine peut néanmoins être constatée autour du principe d'universalité : les nazis parlent de l'universalité de la « race allemande » dont le destin est de dominer le monde (sous-entendu les races « inférieures »), ce qui est une forme de nationalisme, alors les communistes parlent de l'universalité du modèle de classe, ce qui inclut l'imposition du modèle de classes communiste au reste du monde. Ceci peut expliquer la prédominance d'une idéologie sur l'autre en termes historiques : on peut devenir communiste si on le souhaite, alors qu'on ne peut pas devenir allemand aryen si on ne l'est pas à la naissance.
Les fondements de l'existentialisme
Une fois la Seconde Guerre Mondiale terminée, les idées du XIXème et du début du XXème siècle font long feu, en particulier en tant que patterns générateurs de nouvelles théories. En effet, dans un monde habitué à se positionner pour ou contre des idéologies en guerre comme le nazisme ou le communisme, une grande partie des individus ne possède pas assez de recul pour voir, dans ces deux systèmes politiques, des rouages communs et des racines dans les idéologies de la fin du XIXème et du début du XXème.
Sartre semble avoir suivi le même parcours que nombre de ces contemporains en reprenant une axiomatique qui sous-tend la pensée du XXème siècle afin d'en arriver aux mêmes conclusions. Sa personne ayant les caractéristiques typiques d'une névrose personnelle basée sur le refoulement des sentiments, il est un penseur qui suit les patterns fondamentaux de la pensée de son temps qu'il décline, comme les penseurs qui l'ont précédé, d'une façon purement intellectuelle.
Conséquences de l'existentialisme
La légitimation structurelle de la névrose
La première conséquence de l'existentialisme est, comme nous l'avons vu, la légitimation de la névrose comme trait structurel au fondement de l'homme par lui-même. Ceci a bien des implications sur notre société actuelle et sur ses penseurs.
La première implication est que le penseur est légitimé à ne penser que pour lui-même et donc à rester dans sa névrose qui devient génératrice de théories intellectuelles. Cependant, il peut, en même temps, prétendre à l'universalité de sa pensée car elle fonde son essence et donc user de cette illusion d'universalité pour projeter ses affects négatifs sur les autres.
Il est à noter que ce mode de pensée s'inscrit dans la longue tradition française du conflit tout en lui donnant des bases philosophiques assez commodes. L'universalité à la française devient fondée à être projective de nos affects refoulés. Or Freud et Jung savaient bien qu'il n'est pas plus commode pour un névrosé que de croire qu'autrui est névrosé et non lui-même.
La légitimation de la névrose induit donc une légitimation philosophique de la fermeture à l'autre.
La deuxième implication de cette névrose postulée comme mode de fonctionnement normal est la légitimation philosophique de la non remise en question. En tant qu'existentialiste, je n'ai pas à me remettre en question, même si je suis dans l'erreur. Cela a pour conséquence de légitimer la logique des bonnes intentions. Si je pense que je fais quelque chose de bien (sous-entendu pour moi et dans ma morale personnelle, un acte qui fonde mon essence), je n'ai pas à me poser de questions. Ontologiquement, je suis fondé par mes bonnes intentions, peut importe la façon dont les autres le perçoivent.
Une déformation structurelle de la vision du monde et de soi
La vision du monde extérieur est conditionnée à ma névrose existentielle légitime. Je suis donc ontologiquement justifié à voir le monde tel qu'il n'est pas et à y projeter mes affects négatifs refoulés. Si l'on me met en cause, il y a structurellement conflit, prévu dans le cadre de la théorie existentialiste. Tout est donc normal. L'existentialisme légitime philosophiquement une déformation de la vision du monde.
Le corollaire est que, me voyant de façon purement intellectuelle, je suis encouragé à refouler mes affects. Je suis donc légitimé à me représenter de façon incomplète et donc à ne pas me connaître pour ce que je suis. L'existentialisme légitime philosophiquement une déformation de la vision de soi-même.
« Les chemins de l'aliénation »
Comme souvent, en psychanalyse, les mots sortant de la bouche d'un névrosé disent l'inverse de ce qui est vrai pour lui, non par cause d'un esprit retords, mais par un subterfuge de l'intellect qui veut se convaincre de l'inverse de la vérité. C'est en travaillant sur ces couples en opposition que l'on parvient à soigner certaines névroses.
Le cas de Sartre est très intéressant à ce titre, car quand Sartre nomme sa trilogie romanesque Les chemins de la liberté, la théorie existentielle qui sous-tend cette œuvre pourrait se nommer « les chemins de l'aliénation ». En effet, les conséquences que nous venons d'évoquer impliquent que l'existentialiste névrosé a l'illusion intellectuelle de la liberté, mais cette liberté va avec une angoisse structurelle. Cette liberté est de plus contredite par la relation à l'autre. Ce n'est donc pas une liberté.
Tout au contraire, et même si une des bonnes intentions de Sartre était de parler de cette liberté et de la vanter, la liberté sartrienne est la condition pour une aliénation maximum. Car, je sais que je ne suis pas libre dès lors que je peux remettre en question mes positionnements et juger mes actes par rapport à une morale qui n'inclut pas que moi-même. Si je ne me juge que par rapport à moi-même, alors je n'ai pas de recul sur ce que j'ai mal fait, étant donné que chaque acte mien a été intellectualisé pour devenir mon essence, cela dans mon propre référentiel moral. La liberté sartrienne est donc tout sauf de la liberté. Pour être libre, il faut savoir que l'on a été aliéné et comprendre pourquoi afin que cela ne se reproduise pas.
La contraposée est aussi vraie. Le névrosé est avant tout paralysé par son angoisse. Comment dès lors résoudre ce paradoxe de la liberté et de l'angoisse qui lui est liée ? Sartre conclut à l'engagement politique qui donne un sens à la vie, ce qui nous ramène aux années 30 et aux investissements politiques qu'on fait nombre de personnes désespérées. Or, les choix de ces personnes se sont avérés des choix pour le moins aliénants.
La théorie existentielle produit donc une sensibilité à l'aliénation en vantant l'accès à la liberté, ce qui illustre un principe bien connu des psychanalystes qui est que l'on se fait d'autant plus aliéner volontairement que l'on est névrosé. La théorie sartrienne est donc, sur tous les points, totalement en opposition avec la psychanalyse de Freud ou de Jung qui ont pour but de guérir les névroses et de libérer les personnes au travers de ces guérisons, tandis que l'existentialisme fonde la personne dans sa névrose, la rend sensible à l'aliénation et lui donne des illusions intellectuelles de liberté.
Conclusion
Certains traits de la société française actuelle sont encore grandement inspirés par les idées existentialistes de Sartre, chose qui se traduit par des comportements névrotiques et des pensées très schématiques sur soi, le monde, la psychanalyse, etc. S'appuyant sur l'esprit français de la contestation et du conflit, cette théorie possède en elle de grands dangers qui, probablement, ne pouvaient parler qu'à des français. A une époque où l'énergie intellectuelle pourrait servir à penser les choses autrement, il est temps de fermer la page existentialiste de Sartre et de la faire dans une véritable prise de conscience des pages noires des deux siècles de pensée qui viennent de s'écouler.
Notes
- ↑ On retrouve cette démarche chez Michel Onfray. Cf. A propos de Michel Onfray.
- ↑ Cf. Projection et empathie.
- ↑ Ce qui peut être illustré par la notion religieuse de polythéisme. Cf. Rupture épistémologique et polythéisme.
- ↑ Cf. Critique de la raison pure.
- ↑ Nous reviendrons sur ce raisonnement en détails dans un autre article.
- ↑ Comme le rosebud de Citizen Kane.
- ↑ Cf. Les chemins de la liberté, la trilogie « romanesque » de Sartre où aucun personnage n'est capable d'amour et où Sartre dépeint, sans le vouloir, des personnes inutiles en perdition intellectuelle complète.
- ↑ On retrouve ce point de vue très matérialiste chez Isaac Asimov, par exemple. Cf. Fondation ou l'apologie du système totalitaire.
- ↑ Cf. Le mythe de Sisyphe.
- ↑ Cf. Le passé d'une illusion.
- ↑ Le XIXème siècle compte de nombreux courants inspiré des thèses darwiniennes. On citera l'organicisme, l'eugénisme, le darwinisme social, etc. dans lequel s'illustrent des penseurs et des scientifiques tels que Darwin, Comte, Claude Bernard, Durkheim, Worms, Spencer, Galton, mais aussi Nowicow, Chamberlin, Pearson, etc. pour les thèses raciales.