De l'instrumentalisation des intellectuels
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Version du 16 février 2008 à 15:31
Introduction
On parle souvent de "décadence de la pensée française", de "déclin des élites" et autres formules toutes faites. Ce "on" est le plus souvent une certaine frange des médias, frange qui, à la fois, apprécie de crier haro sur le baudet, et qui laisse tribune libre à la plupart de ces "intellectuels".
Cet article se propose de voir les intellectuels non pas comme des manipulateurs, mais comme des manipulés, des victimes, non conscientes de l'être, mais des victimes quand même. En d'autres termes, cet article se propose de montrer qu'il n'y a pas de déclin de la "pensée intellectuelle française", car cette pensée a toujours été d'un très faible niveau.
Quelque chose a changé, cependant : les gens sont mieux informés aujourd'hui qu'hier, plus alertes, et ils sont capables aujourd'hui de remettre en cause les visions partiales, incomplètes ou incohérentes des intellectuels. Ces derniers sont plus que jamais pris au piège dans le rôle le plus inconfortable qui soit : répondre à des questions que leur pose "la société" mais qui ne sont souvent pas les bonnes questions, en tous cas pas les questions qu'ils devraient se poser (ou poser à la société) s'ils étaient des intellectuels libres.
Ainsi, nous défendrons dans cet article la thèse que les intellectuels sont les victimes d'une instrumentalisation politique en première instance, et médiatique en seconde instance, instrumentalisation qui a toujours été et qui est consubstantielle à la notion de monarchie française puis d'Etat français.
Bien entendu, les intellectuels eux-mêmes se croyant libres de penser, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils sont des victimes du système. Ainsi perdurent les différentes composantes de ce système :
- le réputation personnelle de l'intellectuel qui le place sur un piédestal ;
- la permanence de son état d'instrumentalisé ;
- l'entretien de la légende de déliquescence de l'élite intellectuelle française.
L'intellectuel français, un mythe fondateur de la République
La genèse du troisième pilier de l'opinion publique
L'intellectuel français fait partie des symboles de la France, autant que la Marseillaise ou Marianne. En effet, vestige d'un genre de fou du roi moderne, l'intellectuel français a pour rôle de parler de tout, de donner son avis sur tout, grâce à la seule caution de son intellectualité. Cet intellectuel fut au cours des âges souvent philosophe (Pascal, Sartre, etc.), très souvent écrivain (Voltaire, Rousseau, Diderot, Zola, etc.) ou chroniqueur dans les médias (les Goncourt, etc.), parfois artiste.
On retrouve la notion d'intellectuel français bien avant la Révolution française comme un membre du triptyque indissociable : politique, médiatique, "intellectuels", même si à l'époque, ils ne se dénomment pas eux-mêmes des "intellectuels". Sorte de contre-pouvoir de façade, l'intellectuel peut se prononcer sur tout au risque de paraître déranger le pouvoir en place. En contrepartie, les médias le prennent à partie dans les questions de société pour éclairer les sujets d'un autre œil que celui du politique ou de la vulgate. En étant supposément au dehors du monde politique, l'« homme des Lumières » est le troisième pilier de l'opinion publique : il pense "objectivement" et ne vénère que le dieu « Raison ».
Le concept d'intellectuel, un homme des Lumières en version allégée
Des siècles plus tard, les « hommes des Lumières » sont toujours là mais on les nomme(et ils se nomment) des intellectuels. Ils écrivent des livres (romans ou essais), ils touchent plus ou moins à la philosophie, ils donnent des leçons, ils continuent à donner leur avis sur tout. A noter que le concept a perdu en force avec les siècles avec cette dénomination récente d'"intellectuel", car si l'homme des Lumières écrivait et marquait son époque la force de ses écrits, l'intellectuel d'aujourd'hui n'a pas besoin d'avoir écrit un livre majeur pour être un "intellectuel". Il lui suffit d'être "intellectuel", ce que lui garantit une bonne formation comme l'Ecole Normale Supérieure ou une profession comme celle de chroniqueur quotidien sur tous les sujets à la radio ou à la télévision.
Qui, par exemple, ne connaît pas Sollers, et pourtant qui est capable de citer deux de ses livres ? Qui ne connaît pas Glucksmann et pourtant qui est capable de citer deux de ses livres ? On connaît Sartre comme un philosophe mais peut-on seulement citer deux de ses ouvrages philosophiques ? Etc.
L'intellectuel est considéré a priori comme ayant quelque chose de pertinent à dire sur tous les sujets. Nous n'irons pas plus loin dans le détail des caractéristiques bien connues des intellectuels français actuels, car d'autres les ont analysé avec plus ou moins de finesse bien mieux que nous. Nous allons plutôt étudier quelle mythologie entoure l'intellectuel français.
De la "responsabilité" de l'intellectuel face au peuple
Un système patriotique et élitiste
Pourquoi y a-t-il des intellectuels ? Pourquoi certaines personnes se battent pour être considérées comme des intellectuels (beaucoup de journalistes actuellement) ? Pourquoi la "société" semble-t-elle avoir besoin d'intellectuels ?
Nous proposerons l'explication suivante. A la Révolution Française, le "peuple" prend le pouvoir. Il résulte de cet épisode l'appel continuel de l'Etat français à la responsabilité de générations de français par rapport à leurs concitoyens et par rapport à leur patrie. Cette appel à la "responsabilité" est une forme de patriotisme : il invoque l'utilité de chacun pour la patrie si ce chacun est à sa meilleure place, ceci afin d'y remplir un rôle que d'autres ne pourraient remplir étant données leurs capacités.
Sur ce système, perdure naturellement un système élitiste créé avant la Révolution. On pourra citer deux émanations de ce système : les Grandes Ecoles d'une part, et d'autre part le système des intellectuels français, troisième pilier de l'opinion publique française. Appelés à prendre la parole pour la patrie, appelés à sauver la patrie par leurs mots, leurs opinions, la force de leur raison, les intellectuels français naissent de l'endoctrinement patriotique poussé par la société et le système d'éducation français : vous êtes intelligents, placez-vous donc au service de la nation, soyez utiles.
Comme tout système d'endoctrinement, le système qui pousse les intellectuels à produire et à penser que le monde a besoin de leur avis est totalement inconnu des intellectuels eux-mêmes qui sont tous convaincus sincèrement qu'il est utile qu'ils prodiguent la bonne parole en contrebalançant les deux autres piliers de l'opinion publique : le politique et le médiatique. Ils jouent le rôle de "lumières" modernes, et en cela, ils rendent service au peuple (ignare) de leur patrie.
Un cadre moral très puissant
Pour que l'endoctrinement fonctionne, il faut un système moral pour jouer les garde-fous. Car, si d'aventure un intellectuel refusait de jouer le jeu, il faudrait que ce dernier ne puisse pas avoir pignon sur rue. Le système moral encadrant les intellectuels français procède lui-aussi de la tradition patriotique. Il est basé sur le raisonnement suivant :
- il est de la responsabilité d'un intellectuel de défendre son pays en se prononçant (sous-entendu pour éduquer les masses) ;
- s'il ne le fait pas, il est égoïste, il est prétentieux, il garde pour lui-même tout cet intellect ;
- s'il ne le fait pas, il est coupable moralement de trahison à sa patrie, il n'aide pas le peuple à y voir plus clair ;
- il doit donc être exclus ou disparaître du paysage.
Nous pouvons voir combien la logique est renversée. L'intellectuel n'est pas prétentieux quand il harangue la foule en croyant avoir tout compris à tout, il est prétentieux s'il se tait (!). Il est "égoïste" s'il ne cherche pas à vulgariser ce qu'il pense pour être compris d'une entité étrange, bête et soumise, que l'on appelle "les masses" (le Tiers-Etat ?) et qui ne sont a priori pas capables de penser par elles-mêmes. Ce système moral est très étonnant car il va manifestement à l'encontre de la vérité. Est prétentieux, en réalité, un intellectuel qui donne son avis sur tout en croyant qu'il détient la vérité a priori (et cela est valable pour tout le monde et pas seulement pour les "intellectuels"). Est prétentieux celui qui se juge capable d'éduquer les foules du simple fait que son intellect soit en bon état de fonctionnement.
Ce renversement est très intéressant dans la mesure où il montre qu'être intellectuel dans notre société est une vraie mission patriotique :
- l'intellectuel est débarrassé par la société de la suspicion de prétention (absolution) ;
- en échange, il est investi d'une mission partiotique ;
- son ego prétentieux est donc vanté et instrumentalisé au profit de la nation ;
- un garde-fou le tient par la fibre de la culpabilité en lui disant qu'il est de son devoir de faire de son mieux.
Non seulement les intellectuels français appliquent cela à la lettre, non seulement ils sont imbibés de cette notion de mission[1], mais ils ne s'aperçoivent pas qu'ils s'agit d'un contrat dans la pure forme patriotique du terme :
- la patrie valorise des éléments en les absolvant de certains de leurs traits négatifs (la prédominance de l'ego) ;
- en échange, l'intellectuel doit fournir des services à la patrie, la défendre par la force de son intellect ;
- le code de l'honneur de l'intellectuel doit être respecté sous peine d'exclusion.
Les traits négatifs des hommes intellectuels prétentieux servent à la patrie dans un cadre moral très strict. Les intellectuels français sont des bons soldats dont le rôle est de défendre la patrie. Ainsi, on voit fleurir tout à fait légitimement dans le vocabulaire des intellectuels le champ sémantique de la guerre : combat, guerre, résistance, etc.[2]
Les intellectuels français : une force de censure digne de l'inquisition
La France a donc, depuis longtemps, créé une "faction" intellectuelle, une force d'intervention et de défense interne dont le rôle est de défendre la République. Le système étant très complet, il a perduré durant de nombreux siècles :
- l'éducation forme, en France, quasiment uniquement, à la culture de l'intellect dans un cadre dans lequel il existe des voies élististes ;
- il y a toujours des postes d'intellectuels à saisir ;
- la société a besoin de soldats intellectuels pour son mode de fonctionnement (et nous allons détailler dans quels cadres) ;
- un code moral encadre l'exercice de cette "responsabilité" (ou un contrat, un deal).
Dès lors, les portes sont ouvertes à toutes les manipulations de ce troisième pilier de l'opinion publique, du fait même que les intellectuels soient une "force armée" d'une redoutable efficacité. S'il est possible de convaincre les intellectuels français que la République est en danger, ils se battront comme les bons soldats qu'ils sont avec toutes les armes en leur possession (même les plus viles). Ainsi est née une force de censure incroyablement puissante, du fait même qu'elle a tous les apparats de la liberté.
Interlude formel
Il est temps d'entamer une certitude qui a tout du mythe, en Occident d'une manière générale, mais aussi en France d'une manière très particulière. Nous pourrions le formuler comme suit :
- l'intellect n'est, en aucune façon, une garantie à une pensée correcte.
Si l'inconscient collectif prétend le contraire, il faut chercher à savoir pourquoi. Certes, un intellect qui pense bien est un intellect qui pense logiquement. On appelle cela l'inférence, la progression logique dans un raisonnement.
Cependant, du moment que les axiomes générant une pensée sont faux ou pervertis, il est facile de faire dire à n'importe qui d'"intelligent" n'importe quoi, seulement parce que l'on a anticipé l'inférence de son raisonnement. En ce sens, il est plus facile de manipuler des intellectuels que de manipuler des affectifs, et tous les manipulateurs le savent[3].
Les intellectuels en action
L'intellectuel français face aux questions de "la société"
Lorsque les médias posent des questions aux intellectuels, ces questions sont souvent mal posées[4]. Il faut noter que le jeu médiatique est un jeu très particulier. Dans ce jeu, il est quasiment impossible de poser les questions, mais il est nécessaire d'y répondre avec, le plus souvent une invitation à dire "oui" ou "non" ou "pour" ou "contre". C'est pourquoi le politique se débrouille si bien dans l'espace médiatique, en usant du "oui mais non" ou du "non mais oui". L'intellectuel, lui, ne peut pas apparaître trop brutalement comme identique au politique. Il lui faut donc souvent s'engager d'un côté, tout en prétendant user uniquement de sa raison, sous-entendue "objective", pour se prononcer sur un dossier.
Les mouvements des intellectuels sont donc obligatoirement pilotés, car ils entrent dans un jeu dans lequel ils sont obligés d'avoir une opinion polarisée, ne serait-ce que pour continuer d'exister dans la sphère médiatique. On trouve alors souvent :
- une politisation inévitable du discours de l'intellectuel ;
- un positionnement binaire obligatoire, du type "pour" ou "contre" ;
- une impression de pensée unique, car tout intellectuel qui ne suivrait pas le mouvement se verrait condamné à plus ou moins long terme médiatiquement.
Cela produit bien entendu une polarisation de la vie intellectuelle française. On trouve rapidement des groupes d'intellectuels ralliés aux mêmes causes et défendant ou haïssant les mêmes autres causes et les mêmes autres personnes. Il suffit que quelqu'un ait émis l'hypothèse que la République était en danger, et les intellectuels se rallient derrière le drapeau tricolore[5].
Nous noterons que cet effet est mécanique et va bien au delà des thèmes abordés, thèmes qui suivent les événements conjoncturels. Il est le résultat du conditionnement des intellectuels français à servir la patrie et à être obligés de se positionner publiquement dans le cadre d'un système moral contraignant.
Ceci explique que certains intellectuels, lors de certains débats, préfèrent ne pas se montrer afin de ne pas avoir à prendre position. Bientôt relancés par les médias, ils devront tôt ou tard rentrer dans le rang des batailles rangées, tout en sachant qu'avoir une opinion contraire au consensus intellectuel est suicidaire pour sa survie.
Les intellectuels dans la course contre la montre
La grande différence entre l'intellectuel moderne et l'homme des Lumières, c'est la notion du temps. Aujourd'hui, plus aucun intellectuel n'a le temps de construire un ouvrage de fond et de prendre du recul avant d'avoir un avis sur les choses. Il faut battre le fer quand il est chaud, répondre rapidement aux problèmes qui se posent à la société hic et nunc.
Or, on ne peut à la fois produire de la qualité et produire très fréquemment dans le seul but d'occuper l'espace médiatique. C'est d'ailleurs pour cette raison que les chroniqueurs médiatiques se positionnent de plus en plus en challengers des intellectuels établis, parce qu'ils ont à la fois la visibilité et la capacité de produire vite (et souvent avec une piètre qualité).
Si un intellectuel investissait sur de la qualité, il se verrait probablement vite dépassé par les autres intellectuels qui produisent plus vite mais avec une qualité moindre ; il parlerait de sujets qui ne serait plus à la mode médiatiquement. Les médias actuels poussent ce travers de la compétition intellectuelle en termes de quantité de production, et de fraîcheur de la production, plutôt qu'en termes de qualité de la production. L'intellectuel d'aujourd'hui ne peut prendre de recul quand les événements vont trop vite.
La fréquence de production implique le recours obligatoire aux idées reçues de tout genre, méthode qui favorise une fois de plus l'impression diffuse qu'a le public d'une pensée unique, d'une absence de réel débat. Derrière ces idées reçues, on trouve la logique inattaquable moralement des bonnes intentions[6]. Afin de remplir son contrat moral, il importe peu que l'intellectuel ait raison, mais il faut qu'il soit inattaquable sur les valeurs fondamentales de la République et sur ses intentions, peu importe que ces dernières aient des implications irréalisables. Il est un théoricien ; celui qui met en pace est le politique, pas l'intellectuel.
L'intention et la vitesse primant, c'est à une surenchère intellectuelle que le public assiste souvent, surenchère qui dérive rapidement dans l'irrationnel, surenchère qui écarte jusqu'à l'idée d'une réflexion de fond sur les sujets. Même les blogs de philosophie, écrits par des personnes formées et rompues aux argumentaires (du moins on pourrait le penser) ne parviennent pas à produire du sens tant ils sont eux-aussi empétrés dans la critique très littérale des événements contingents qui se succèdent à un rythme effrenné[7].
Un débat sous contrôle qui ne s'exporte pas
Insistons sur le fait que le débat entre intellectuels existe quand même mais au sein du même référentiel, en gros autour du débat admis et caricatural droite contre gauche. Ce référentiel de la pensée républicaine française autorise les gens à avoir certaines pensées différentes, voire en marge, voire parfois révolutionnaires (à consonnance marxiste, mais on sait bien que le marxisme s'est inspiré de la révolution française ; il n'y a donc pas péril en la demeure France).
Hors de ce cadre, point de débat réel mais une pensée unique dont l'essentielle caractéristique est l'aspect projectif : nous, les français savont mieux que les autres ce qui est bon pour eux, basé sur la certitude (post coloniale) que le "modèle" français est le meilleur de la planète. Nos intellectuels étant habitués à donner des leçons au peuple français s'en vont donner les leçons aux autres peuples, et c'est souvent là que les choses se gâtent. Car, certains peuples anglo-saxons vont alors poser à ces intellectuels des questions de base :
- qui êtes-vous pour nous parler sur ce ton ?
- Avez-vous une expérience réussie qui vous permette de nous juger ou parlez-vous en théorie ?
- Pourquoi êtes-vous si arrogant et prétentieux ?
- Etc.
L'intellectuel français s'exporte en moyenne assez mal à l'étranger[8].
La manipulation des intellectuels
Une armée fiable aux multiples avantages
Tout cela, le politique l'a compris depuis longtemps. Les plus grands communiquants, à gauche comme à droite, ont toujours joué sur ces cordes pour "occuper" les intellectuels à des débats stériles, débats qui remplissent l'opinion publique de questions sans aucun intérêt. Nous pourrions même établir un véritable profil type des sujets polémiques. Certains hommes politiques ont une grande intuition de ces sujets, des gens comme François Mitterrand ou Nicolas Sarkozy ont été ou sont de remarquables manipulateurs d'intellectuels.
En ce sens, les intellectuels sont des pantins utiles et pratiques à de multiples niveaux :
- ils bruissent sur des sujets qu'on leur suggère, prenant les questions comme on les leur pose ;
- ils occupent l'espace et créent des polémiques téléphonées dès lors qu'on leur jette un os en pâture ;
- ils sont les chiens de garde moraux de tout comportement différent du leur, formellement ;
- ils maintiennent le cadre de pensée de la République française ;
- ils servent à prouver à la population que cette dernière est capable de penser librement ;
- ils servent d'illusion de contre-pouvoir, à la fois médiatique et politique ;
- ils servent à donner l'illusion d'une vie de la pensée au pays (une vie que beaucoup mènent légitimement par procuration) ;
- ils ne sont pas élus ;
- ils sont très prétentieux et ne peuvent, par conséquent, pas se rendre compte qu'ils sont manipulés ;
- en cas de problème, les gens les déconsidèrent eux, car ils sont supposés être les théoriciens et être tout le temps dans le vrai ;
- ils ne coûtent pas cher à l'Etat ;
- etc.
Le pire, dans tout cela, est que la situation française a toujours été comme cela, cela depuis des siècles !
Le mythe du déclin des élites
Dans une société où tout va vite et dans laquelle le mythe du "progrès" est très vivace, les choses ne peuvent aller que de deux façons : elles peuvent soit aller mieux (progrès) ou aller plus mal (régression). Dans le cas des intellectuels, comme sur de nombreux sujets d'ailleurs, il semble "rassurant" pour la plupart des gens que les choses soient pire qu'avant. Ainsi est né le mythe du déclin des élites intellectuelles.
Or, ce mythe n'est, bien entendu, fondé sur rien. Les élites intellectuelles en vue ont toujours été la plupart du temps instrumentalisées dans le débat public. Cependant, les gens d'aujourd'hui s'en rendent peut-être plus compte qu'avant, même s'il faut relativiser, car étrangement, ce n'est pas parce que certains intellectuels ont des casseroles aux pieds qu'on arrête de les voir dans les médias.
Ce qui est intéressant dans le mythe du déclin des intellectuels est qu'il corrobore le fait que les intellectuels aient une vraie responsabilité sociale. Sans responsabilité, pas de notion de déclin. L'hypothèse que les élites puissent décliner montre qu'elles peuvent être ou auraient pu être ou pourraient être ou ont été des inspiratrices de la société, ce qui est tout à fait intéressant, car rien n'est moins sûr. Il suffit de tenter de savoir quelles avancées sociales ont été inspirées et défendues par les intellectuels pour s'apercevoir que, la plupart du temps, tout vient du politique et rien des intellectuels.
Cette faction est donc étonnante : gardienne du temple de la République française et de ses corolaires (laïcité, égalité, etc.), la faction intellectuelle ne sert en définitive que comme garde-chiourme du peuple, et non comme inspirateur des politiques. Nous pourrions comparer cette entité abstraite avec une "police intellectuelle de la République", assez ouverte sur quelques dimensions balisées, mais absolument fermée à d'autres façons de raisonner, si fermée que ces façons ne doivent pas exister sur le sol français.
Les intellectuels et le pouvoir, ou la poule et la fourchette
Les intellectuels sont de grands enfants. Quand un simple argumentaire peut vous convaincre quelque soit celui qui le prononce, alors vous êtes en danger de manipulation. Car, à l'aide de l'intellect et d'un peu de mauvaise foi, il est possible de démontrer à n'importe qui tout et son contraire.
Afin de garder les intellectuels persuadés qu'ils ne sont pas manipulés, il est nécessaire de l'idée de la manipulation soit une obsession de l'intellectuel. La logique de cela est simple : "si je suis obsédé de l'aliénation, alors je serai certain de n'être pas aliéné du fait même que je suis sur mes gardes". Ce raisonnement est bien entendu tout à fait faux, mais il est empli de beaucoup d'enseignements sur la naïveté de certains de nos intellectuels.
Cette obsession a fondé beaucoup de travaux sur l'aliénation, travaux qui abordent les phénomènes les plus visibles du monde, la surface des choses en somme. Un des aspects de cette obsession tient dans la réflexion sur la disparition des idéaux au XXème siècle, tarte à la crème philosophico-mondaine portée par les médias selon laquelle tous les grands idéaux du XXème seraient morts.
Si l'on réfléchit correctement à cette idée reçue, nous pouvons nous dire que le communisme a effectivement disparu ou presque aujourd'hui et qu'il reste des gens pour le pleurer, arguant qu'il aurait pu être différent de ce qu'il fut. Mais il est difficile de pleurer les autres idéaux du XXème : nazisme, fascisme, franquisme, maoisme, etc. Qu'est-ce qui, donc, motive cette représentation erronée et récurrente du XXème siècle chez nos intellectuels, ces pleurs sur une époque "glorieuse" et pourtant "salie" ?
Nous proposerons l'explication suivante : les intellectuels ont très vite et trop vite conclus au lien consubstantiel entre idéal et pouvoir. Refusant le pouvoir comme "mauvais" a priori[9], l'idéal est considéré comme suspect du fait même que les personnes avec des idéaux seraient facilement manipulables par des gens avides de pouvoir.
Or, si ce lien existe, il est caricaturé par l'intellectuel qui n'a aucune notion de ce qu'est véritablement le pouvoir, ne l'ayant jamais rencontré que dans les livres. L'intellectuel théorique ne se rend pas compte non plus que les personnes ayant ou voulant le pouvoir surfent à volonté sur les idéaux ou les croyances des gens quelles qu'elles soient, et qu'il n'est pas nécessaire de s'inscrire dans le cadre d'une pensée politique complexe pour être endoctriné. Ceci pour dire que la "perte des repères", la "perte des idéologies", etc., est une construction intellectuelle pratique pour convaincre les intellectuels qu'ils ne sont pas manipulés, du simple fait qu'ils ne sont plus affiliés à l'une des nombreuses formes de marxisme. Les intellectuels marxistes ayant fait leur mea culpa public, plus aucun d'entre eux ne peut être accusé d'être l'esclave d'une puissance instrumentalisant un idéal (comme l'URSS le fit pendant des décennies). Nous pensons avoir montré dans l'article que les choses n'étaient pas aussi simples.
Cette vision de l'histoire récente est très néfaste pour la vérité car elle crée les tabous, notamment au travers des blocages qui sont faits a priori sur certains épisodes noirs du passé récent. Il faudra attendre que la génération des acteurs de 39-45 et de leurs descendants directs soient passés avant d'ouvrir plus sereinement les tiroirs de l'histoire.
Les intellectuels français sont de grands enfants
Nous pensons avoir, au travers de cet article, apporté des éléments montrant que les intellectuels français étaient des gens manipulés et des victimes d'un système qui les avait enrôlé au service des valeurs de la République française depuis très longtemps. Consciencieux, souvent très dévoués dans leurs actions même les plus viles, les intellectuels français sont tout sauf libres. Il sont de véritables victimes ayant troqué leur liberté de penser contre une renommée et un gagne-pain.
Une génération d'intellectuels est en train de passer la main, difficilement comme le reste de la génération du baby boom[10]. De nombreux aspirants intellectuels sont sur les rangs, avides de devenir les références de demain. On constate aussi que se pressent au portillon des intellectuels français "qui comptent ou compteront" les éditorialistes de la presse écrite, de la radio et de la télévision (Slama, Val, Assouline, etc.). Les anciens seront sans doute remplacés, le temps pour notre pays d'opérer sa mutation vers le monde anglo-saxon, moins enclin à permettre à n'importe qui de donner des leçons sur tout et n'importe quoi.
Annexe : l'intellectuel romantique et incompris
Les "vrais" intellectuels, du moins ceux qui se considèrent comme tels, soient ceux qui se nomment encore "philosophes", se sentent exclus d'un monde où l'intellectuel est au service de l'Etat. Ces derniers ont développé une pathologie psychologique voisine du don Quichottisme, mêlant romantisme et mises en scène mélodramatiques, dans lesquels ils se plaignent à la fois de la nullité des prétendus intellectuels en vogue et du manque d'écoute de leurs travaux.
Notes
- ↑ Cf. Baby boom et génération névrose.
- ↑ Cf. Le mythe du combat dans l'inconscient collectif français.
- ↑ Cf. Pourquoi est-il nécessaire de manipuler l'opinion publique ?
- ↑ Cf. La fracture médiatique.
- ↑ C'est ce qui se passe actuellement avec les intellectuels français ralliés à la cause israélienne et diabolisant l'islam.
- ↑ Cf. La dictature des bonnes intentions.
- ↑ De fait, l'approche de la plupart de ces intellectuels est très phénoménologique, très premier degré, le peu de temps pour traiter un sujet ne permettant pas de creuser les fondamentaux qui sous-tendent les phénomènes.
- ↑ On donnera une mention spéciale à Michel Onfray qui s'exporte assez bien pour être associé à un courant mondial anti-mondialisation, mais son cas est un peu particulier.
- ↑ Car le pouvoir est symbole de l'autorité, donc du père, donc du roi, donc révolution de 1789, etc. Il y aurait une véritable psychanalyse collective à faire en France avec 1789 comme symbole de l'OEdipe français et du meurtre du "père", le Roi.
- ↑ Cf. Baby boom et génération névrose.