Histoire XXXVIII
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Version actuelle
Le jour de la dernière du spectacle, un visiteur inhabituel était là. Ce visiteur signifiait le passé méprisé, la famille, la bassesse de la vie ; alors que lui évoluait maintenant dans les hauteurs formelles des danses de beauté. Il recherchait le beau, le vrai. La gloire. Et sans s'inquiéter de savoir si d'autres gens, parmi ceux que l'on nommait " proches " se souciaient de manger, de gagner leur pain. Sa réussite, il la méritait. Pourquoi partager ? Elle était à lui. Le vent des applaudissements battait ses tempes alors qu'il se retournait pour les accepter. Tout était à lui. Il méritait cette gloire à chaque heure, chaque matin. On la lui servait toujours sans qu'il la trouve dégouttante, lourde, poisseuse. Sa gloire aussi, c'était lui. Il avait un rôle à sa mesure, " à ma démesure " était-il même allé jusqu'à affirmer à des journalistes subjugués. Il était d'un bloc : sûr, réfléchi, infaillible. Il dansait. Il était le plus grand danseur du monde.
Un léger picotement lui brûla une partie du dos. A la faveur de la mise en scène, il put remarquer avec effroi que son jeune frère, qu'il n'avait pas daigné recevoir depuis plus de sept ans, était assis calmement au premier rang, le regardant de ses yeux rouges. Ce frère à la peau dépigmentée, aux yeux de monstre, cette injure à la nature et à la beauté.
— Comment veux-tu que j'essaie de m'élever à toute la beauté de ce rôle en travaillant ici, alors que cette chose répugnante me lorgne de son œil rouge ?
Il était parti le lendemain, engagé dans une toile d'argent.
Puis la danse avait revêtu diverses parures : la beauté, l'Art, l'aisance, la notoriété. Souvent, quand il dansait, il imaginait combien le public était admiratif devant ses performances tant techniques qu'esthétiques. L'Art lui coulait dans les veines, comme un nectar qui l'élevait au dessus d'un monde dont il devenait le phare, le modèle.
Ses connaissances l'avaient introduit dans les sphères hautes de la société. Il aimait les grandes réunions où le luxe comblait ses désirs visuels les plus fous. Combien cette compagnie était agréable, combien était-ce merveilleux de côtoyer des personnes cultivées qui ne vivaient que pour l'Art et la gloire ! C'était eux sa famille. Il était leur protégé, l'étoile dansante presque divine à force de trop souvent frôler la perfection totale. Les récompenses pleuvaient en une averse durable tandis qu'il acceptait les témoignages des gratitudes nationale et internationale. Il était le point de mire de sa discipline, le nom qui revenait sur toutes les bouches. Il était le maître incontesté de la danse, et il rehaussait les morceaux de musique les plus plats en les illustrant d'un voile de beauté proche du sublime. Il se voyait en un chevalier de feu luttant contre les derniers retranchements du sordide et de la vulgarité, battant à chaque mouvement les archétypes de la laideur pour que naisse le monde du beau, émanant de son image.
Ce soir-là, encore, le triomphe serait total. Il serait la perspective, l'horizon du monde, celui par qui la danse avait été élevé au rang de mécanique divine, obscurcissant les autres arts qui n'avait de cesse de l'envier, lui le créateur, le sauveur de le beauté du monde. A jamais, le monde lui serait reconnaissant.
Néanmoins, il est inquiet. Son frère est là. Pourquoi ? Il ne comprend pas. Il danse, inquiet. Quelque chose ne va pas. C'est peut-être une illusion. Pourtant, non. Il est bien assis devant, attentif. Ce qu'il a grandi. Comme on le dirait vieux. Il paraît avoir cent ans !
La chute ! Des cris s'élèvent dans la salle. Les spectateurs et les plus fidèles admirateurs n'en croient pas leurs yeux. Ils sont debout. Il se tord au sol. Il a très mal. On interrompt le spectacle. Un malaise gagne la salle comme des vagues d'inquiétude vont et viennent. L'erreur est inexplicable. Personne ne l'a vu trébucher.
On le porta dans sa loge afin de voir si la blessure était grave. L'ambulance tardait à venir. Il demanda qu'on lui tienne compagnie. Un petit homme rentre. Il a les cheveux et la peau blanche. De ses yeux rouges, il indique aux personnes présentes de sortir. Elles sortent sans prononcer une parole. Son frère est atterré par l'outrecuidance de celui qu'il nommait le monstre. Pourtant il ne dit rien même si son regard ne peut se détacher de lui. Ce dernier s'assit, le regarde. La blessure souffre.
Personne n'entre dans la pièce. Le temps s'est arrêté.
— Bonjour, mon frère, commence le petit homme d'une voix douce. Un malheur que je sois venu aujourd'hui. Ta blessure est grave et ce genre de choses brise une carrière. Surtout qu'elle est mal placée. Quel dommage. Tu me regardes bien étrangement. C'est moi, ton frère, le monstre. J'ai grandi. Il a fallu que je me débrouille moi-même, alors que chaque jour, je te voyais évoluer dans des mondes plus élevés. Je ne suis pas jaloux. Je cherche réparation. Car tu m'as volé. Maintenant j'ai eu ce que je voulais. Si j'avais été un démon, c'est ton âme que j'aurais tourmenté pour l'éternité. Mais je ne suis qu'un monstre. Alors je t'annonce que tu vas vivre une éternité d'oubli, de contemplation de ce que tu es vraiment, d'angoisse. Le temps gommera ton passé prestigieux, et les gens sur qui tu comptes disparaîtront de ta vie comme par enchantement. Car il y en aura d'autres, des étoiles. Et tu n'est pas de leur monde. Tu es un jouet. Cassé, on te jette. Comme tu es jeune, tu as le temps de sentir sur ton visage l'éternité que sera ta peine. Tu es lâche, pas la peine de penser au suicide. Tu as devant toi des milliers de secondes qui s'entrechoqueront jusqu'à ce que ta fin approche. Tu te fondra dans la laideur que tu as si souvent combattu, dans le monde que j'habite et dont je suis le prince : tu deviendras vieux et impotent. Et tu te souviendras de ta gloire passée, de ces démonstrations d'admiration quotidienne dont tu faisais de grandes consommations. C'en est fini de toi, de ton nom, de ton heure. Je suis ta malédiction, comme tu es la mienne.
L'homme à la cheville fracturée vit s'en aller le petit homme comme il était venu. Son visage arborait, à l'instar de son frère, la couleur du linceul. Il cria mais personne ne sembla entendre. Il se souvint du petit pistolet qu'il gardait plus comme un symbole de masculinité que comme une arme défensive. Dans un couloir désert, un petit homme blanchâtre vit briller une lueur de feu dans ses yeux rouges.
Le lendemain, les journaux publiaient de nombreux articles sur le suicide inexpliqué de l'étoile montante de la danse.
Après une fracture sans conséquence pour sa carrière,
le danseur étoile **** se suicide sans raison apparente.
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