Les fanatiques de la lecture littérale

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Sommaire

Introduction

Cet article propose une tentative d'investigation autour d'un fanatisme trop commun pour être souvent étudié à part : le fanatisme que l'on constate chez les personnes qui prétendent s'attacher à une lecture littérale des textes que ces dernières prennent pour référence. En remontant rapidement l'histoire de la pensée, nous proposons d'entrevoir des pistes de filiations entre cette obsession du texte littéral et le glissement du concept de vérité au cours du XXème siècle.

Quelques remarques formelles

Le langage, une aubaine pour la lecture littérale

La première remarque formelle que nous pouvons faire sur ce sujet est que les langues humaines sont si complexes que l'on peut y exprimer ce qui est écrit (stricto sensu) mais aussi d'autres choses que ce qui est écrit littéralement. Cela se nomme le sous-entendu, le sens relativement au contexte, l'ironie (qui passe souvent très mal dans les écrits), la mauvaise foi, etc.

Cela indique qu'il y aura toujours des partisans de la lecture littérale, simplement parce que ce type de lecture est une lecture parmi d'autres, lecture qui peut permettre un argumentaire basé sur des citations basiques, extraites directement des textes cités. Le raisonnement est simple : « Untel a écrit que... ». Avec ce processus de la citation, le tenant de la lecture littérale use de l'aura de Untel pour démontrer quelque chose[1].

Les lectures littérales

Bien entendu, il serait naïf de croire que la lecture littérale est unique. Il existe en effet autant de « lectures littérales » qu'il existe de lecteurs. Les textes complexes, souvent pris comme base par les lecteurs « littéralistes », ne permettent pas facilement une lecture littérale. Nous citerons plusieurs exemples concrets :

  • les écrits religieux sont difficilement lisibles littéralement, car ils se constituent en corpus que la théologie de la religion concernée étudie dans leur globalité ;
  • les écrits philosophiques sont, eux aussi, difficilement lisibles littéralement, car à la fois, ils se groupes en corpus, mais aussi ils s'inscrivent dans une pensée temporelle, ainsi que dans la pensée d'un courant et d'un auteur à différents moments de leurs vies ;
  • les écrits politiques obéissent grosso modo aux mêmes traits que les écrits philosophiques.

La lecture littérale est donc, en soi, un concept creux. Cela implique que, s'il n'y a pas de lecture littérale unique, il n'y a que des littéralistes, soit des personnes qui affirment le fait qu'ils lisent (et sont les seuls à vraiment le faire) de manière littérale, le texte cité.

La logique littéraliste

La logique littéraliste est une logique qui vise à s'approprier la véracité d'une idée parce qu'elle est exprimée d'une certaine façon dans un livre.

Cette logique est héritée de la théologie, science très intellectuelle qui raisonne à partir des écrits inspirés ou révélés par Dieu[2]. Plus tard, cette même logique est reprise par la philosophie, puis par la politique, puis par les médias.

Notons que cette logique est l'illustration, voire la déviation, de la culture de l'écrit. Dans une tradition orale, en effet, on s'attache plutôt au sens qu'à la forme car la répétition orale de la même anecdote ou du même raisonnement peut être faillible. Si le sens est respecté, alors la transmission est considérée comme correcte. Dans une culture de l'écrit, la forme prend une importance plus importante sur le sens, car le sens est dérivé de la citation formelle de la forme.

Le sens de l'écrit, dans une logique littéraliste, est donc contraint par la forme, certains excès du littéralisme étant proches de donner plus d'importance à la forme qu'au fond.

Bien sûr, pour certains types d'ouvrages qui ne sont que des mises en forme d'une tradition orale, cette approche littéraliste est plus que contestable, dans la mesure où :

  • le metteur en forme peut n'être pas celui qui a le mieux compris le sens,
  • le metteur en forme peut n'être pas celui qui est le mieux à même d'exprimer le sens sous une forme non ambiguë.

La logique littéraliste est donc toujours une logique contraignante. Comme la théologie dont elle est issue, son but est de démontrer en se basant sur des citations littérales dont, a priori, le sens n'est pas :

  • contestable,
  • le fruit d'une interprétation subjective.

Littéralisme et objectivité

Le littéralisme a donc créé un des grands mythes de la pensée humaine : l'objectivité. L'objectivité est définie, dans la lecture des textes, comme ce qui est lu sans que la subjectivité du lecteur n'intervienne.

Notons tout d'abord que cette perspective est totalement théorique. Ensuite, elle est source de tous les raisonnements tendancieux qui type suivant :

  • Untel est digne de confiance ;
  • Untel a écrit la citation C ;
  • Or C signifie objectivement signifie ceci ;
  • Donc ceci est vrai objectivement.

Ce raisonnement littéraliste est pernicieux dans la mesure où la subjectivité de Untel se trouve « objectivée » par le raisonnement. Certes, le « raisonnant » fait semblant de ne pas interférer ; il simule celui qui raisonne « de l'extérieur » :

  • il n'est pas Untel ;
  • il ne conteste pas la renommée de Untel ;
  • il objective simplement une citation subjective de Untel pour la transformer en vérité pure, du fait de la réputation de Untel.

Bien entendu, cette objectivité n'est pas plus objective que la subjectivité de Untel, ni que celle du « raisonnant » qui l'a choisie à dessein pour démonter que lui-même avait raison.

Notons que parfois, aveuglé par la mauvaise foi, le « raisonnant » peut vraiment croire qu'il est dans l'objectivité. Il est alors très difficile de lui faire comprendre des subjectivités différentes pensent ou ressentent différemment de lui-même ou de Untel. Ne pouvant trouver de faille à son raisonnement, le raisonnant reste souvent arque-bouté sur sa prétendue « objectivité »[3].

Conclusion

Formellement, le raisonnement littéral est destiné à tromper. C'est un remarquable instrument pour parasiter les raisonnements et faire intervenir, de façon incongrue, la réputation de tel ou tel texte ou de telle ou telle personne sous couvert d'objectivité.

L'approche philosophique de la littéralité au XXème siècle

Les bonnes intentions naïves de Wittgenstein

Au comble de la naïveté philosophique, le philosophe Wittgenstein entreprend, au XXème siècle, de travailler sur la désambigüation de la langue. Comme nous l'avons noté, les langues que nous parlons sur la planète laissent la possibilité d'ambiguïtés sans nombre, conscientes ou inconscientes. Fort d'une prétention à la mesure de sa naïveté, Wittgenstein, dans son Tractatus logico-philosophicus, envisage de lever les ambiguïtés de la langue afin de prévenir :

  • les non-sens,
  • les commentaires stériles sur les zones insuffisamment précises d'une pensée exprimée.

Dans son premier livre, d'une grande aridité, ce dernier en arrive à expliquer que les problèmes métaphysiques sont de faux problèmes en ce qu'ils ne sont que de mauvaises utilisations de la langue en des formules ambiguës et vides de sens. Notons, de nouveau, un problème de logique. Le fait qu'un énoncé soit suffisamment ambigu pour qu'on le déclare indécidable logiquement ne suffit pas à dire que le problème abordé par l'énoncé est indécidable.

Nous reconnaîtrons cependant à Wittgenstein l'intuition que, dans un certain nombre d'énoncés philosophiques, il faut remettre en question la question elle-même et la manière dont elle est formulée.

Cette optique n'est bien entendu pas nouvelle. Le gnosticisme a depuis longtemps exploré des questions sans vrai sens mais dont la formulation est possible au travers des permissivités de la langue (Jung cite la question « le christianisme aurait-il été le même si le fils de Dieu était descendu sur terre sous forme d'un petit pois »).

Si logiquement, la tentative de Wittgenstein se justifie[4], philosophiquement, son exercice de style est d'une naïveté incroyable, non seulement après le fameux débat intuitionniste[5] du début du siècle, mais aussi en considérant la teneur des débats philosophiques depuis plus de deux mille ans, sans compter avec l'émergence de la psychanalyse, brouillant la conception simpliste d'un monde et d'un homme purement cartésiens.

Le second Wittgenstein envisage le langage comme un paradigme référentiel à un groupe de personnes. Ce dernier, en attaquant la philosophie et la métaphysique dans ses fondations, exhibe une possibilité d'une approche structurelle du langage[6].

L'évolution de l'interprétation des textes

Le structuralisme et la linguistique vont redonner un poids aux mots écrits aussi fort qu'il le fut à la grande époque de la théologie chrétienne. Il suffit de constater que cette tendance à la précision de l'argumentation du commentaire paraît généralisée dans la philosophie de la première moitié du XXème siècle.

La philosophie tout d'abord, avec la phénoménologie de Husserl va commencer à disséquer les mots écrits, puis à produire des écrits qui, visant au précis absolu, vont se révéler difficilement compréhensibles car ouvrant des champs entiers d'interprétations contradictoires. Le phénomène inquiétant de cette littérature est la certitude d'être plus précise et donc plus vraie que les écrits précédents. Cette liaison entre la précision et la vérité est un des traits du Tractatus de Wittgenstein, alors que le lien entre les deux concepts n'a souvent un sens strict qu'en sciences dures (et encore faut-il déterminer le sens de la « précision »).

Nous sommes là en plein paradoxe : le Tractatus affirme que la langue devrait être « désambigüée » pour être conforme avec le monde — ce qui met en péril des notions de représentation et donc de subjectivité — et pourtant la phénoménologie va disséquer la langue comme des phénomènes sur lesquels on va pouvoir construire des théories « précises ».

A cette époque, les historiens comme Bloch tentent au contraire d'ouvrir le champ de l'histoire à des interprétations possibles allant au delà des faits et des dates avérés. La psychanalyse, elle, établit une scission claire entre les raisonnements scientifiques et les raisonnements humains, ces derniers étant plus complexes car des pans entiers de ces raisonnements résident dans l'inconscient.

Précision et vérité

Cette association ultra cartésienne très discutable en sciences humaines voit ses ramifications dans notre XXIème siècle naissant. En effet, lors de l'émergence des sciences humaines en tant que sciences commençant à s'individualiser (début du XXème), ne possédant pas de langage absolu pour les concepts, ces disciplines semblent se tourner inconsciemment vers la seule approche qui puisse leur donner une légitimité quasi-scientifique : le texte littéral. Il faut coller aux mots et aux concepts et abandonner les lectures du XIXème siècle pleines d'affects et de subjectivité. L'approche phénoménologique (ou approche logique des séries de phénomènes) est une vision aride qui étudie des thèmes humains sous forme abstraite, en ne considérant que les faits visibles et en évitant de les étudier sous l'aspect affectif (sic).

La vérité du XIXème siècle, très subjective et romantique, très emprunte d'ésotérisme et de spiritualité, glisse progressivement vers une vérité factuelle, matérialiste et froide, vers l'apologie des choses « démontrables ». Avec le formidable essor de la science, les racines humaines et magiques de l'homme sont refoulées, la religion est attaquée comme structure aliénante mais aussi en tant que sentiment spirituel.

Viennent alors les tentations d'un intellect prédominant, d'un intellect scientifique maîtrisant le destin de l'homme à commencer par son histoire à venir[7]. Les ouvrages de Marx cristallisent cette tendance et cette vision intellectuelle du destin de l'homme et des groupements humains, ce nouveau paradigme de l'intellect supérieur. Le marxisme portera longtemps en France cette vision de la vérité au travers d'un cartésianisme extrême[8].

La vérité devient donc faite de faits précis et démontrables et une partie complète de l'humain est refoulée au profit de la logique des preuves.

Fanatisme et texte littéral

La logique dans les sciences humaines

Les raisonnements, afin d'être juste en sciences humaines, doivent être étayés par un recours au « texte littéral », véritable bible de la pensée d'un homme. La philosophie se verrouille progressivement dans l'extrême statisme composé de deux règles absolues :

  • la connaissance de l'exhaustivité des textes connus d'un auteur,
  • la lecture littérale de ces textes.

Cette optique vise à trouver des interprétations définitives de quelques figures phares de la pensée du XXème siècle comme Nietzsche, Heidegger, Sartre, Foucault, etc. Le bon sens se perd dans ces lectures basiques et :

  • manquant de personnalité du lecteur,
  • niant la personnalité subjective du philosophe.
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Le fanatisme du texte littéral agit comme une dépersonnalisation des idées et donc du lecteur et du penseur. Ainsi, des incompatibilités entre des actes de la vie d'un penseur et certains de ces écrits[[Voir [le cas Heidegger->517].]] ne peuvent se solder que dans des débats stériles, répétés à l'infini.

Cette dépersonnalisation a une face connue nommée médiatiquement «pensée unique», mais elle a des côtés moins publicitaires et beaucoup plus sombres en liaison avec de véritables appareils d'endoctrinement de la pensée et de stérilisation des raisonnements subjectifs. C'est donc un monde du tabou qui est, en France, mais aussi dans un certain nombre de pays occidentaux, le cadre pour l'évolution des pensées : on y voit des garde-fous partout, à la fois dans les structures de l'Etat et des pouvoirs reconnus, mais aussi dans les structures alternatives, très grands fournisseurs de logiques uniques, simplistes et doctrinaires en liaison avec d'anciennes représentations marxistes du monde.

Modèle:Lecture littérale des textes religieux

Bien entendu, ce mouvement touche aussi la lecture des textes religieux qui devient froide et exsangue comme toutes les autres lectures de cette époque. Tout y est pris au premier degré, sans recul, comme si des siècles d'interprétation et de théologie n'avaient jamais existé.

Cette lecture est très naturellement partagée par les athées extrêmistes d'un côté, et les religieux fondamentalistes de l'autre, les premiers usant de la lecture fanatique littérale comme d'une arme contre la religion, et les seconds usant de la lecture fanatique littérale comme d'une arme pour une discipline morale très forte. Des deux côtés, les groupe haineux se font face en miroir en vue de manipuler les gens, en instrumentalisant le texte au moyen d'une lecture primaire mais littérale.

Modèle:Conclusion

Exhaustivité et littéralité sont les deux piliers de la {lecture aliénante des textes}, que ces derniers soient philosophiques ou religieux (ce qui, souvent, revient un peu au même). Derrière ces lectures littérales ou derrière ces soi-disant besoins de lire l'exhaustivité d'une œuvre pour avoir une opinion, se cachent des volontés d'asservissement tout à fait claires, asservissement des idées communes à des causes politiques. Il s'agit donc, au travers de ces méthodes d'utiliser les piliers de la pensée philosophique et les bases de la pensée théologique, des textes phare de l'histoire de l'homme, pour endoctriner son petit monde.

Il est par conséquent nécessaire de rappeler quelques règles de bon sens absolu pour commencer à retrouver une certaine confiance en soi. Certains de mes lecteurs devront me pardonner de dire de telles évidences, d'enfoncer, même, des portes ouvertes mais je crois bon de l'écrire : -# lire, exhaustivement ou non, un auteur ne permet pas {a priori} de comprendre et d'être certain de comprendre toute sa personnalité, pour la bonne et simple raison que les écrits qu'il laisse ne sont toujours qu'une petite partie de sa vie, composée d'actes et de paroles absents des mots ; -# si nous lisons des textes d'une certaine façon qui n'est pas la façon officielle de les lire, il se peut que la façon officielle de les lire se trompe ou que nous nous trompions, ou même que tous se trompent ; -# si nous lisons «mal» des textes, il se peut que d'autres les lisent «mal» autant que nous, que d'autres les aient lu «mal» avant et que d'autres les liront «mal» après, et donc que l'auteur ait une part de responsabilité dans cette mauvaise lecture structurelle ; -# un auteur est une personnalité humaine qui a ses points forts et ses points faibles, ses zones de jour et d'ombre, ses névroses, ses combats personnels et ses refoulements ; ses écrits sont comme nos paroles et écrits à tous : ambigus, incomplets, mensongers, subjectifs ; -# la littérature d'idées est le théâtre par définition d'un affrontement entre les idées d'un lecteur (quand on ne les lui a pas ôtées) et celles d'un auteur, par extension une lutte entre les parti pris et {a priori} d'un auteur et ceux de son lecteur ; -# il n'y a pas d'auteur que l'on ne puisse faire descendre du piédestal où l'ont installé des âmes charitables désirant nous dicter ce qu'il faut penser ; -# pour qui, un jour, écrivit et fut lu, la différence entre la réception de ses écrits et les choses qu'il y a placées est souvent le meilleur indicateur du rôle actif du lecteur dans la lecture ; -# il ne faut pas avoir peur de penser quelque chose d'un texte écrit par une grande figure ; -# un texte ne parle souvent pas qu'à l'intellect, c'est pourquoi on peut l'interpréter de diverses façons, ainsi en est-il des textes saints.

Il y a aurait sans doute de nombreuses autres choses à dire sur le sujet pour tempérer les ardeurs des fanatiques du texte littéral, laïques, athéistes ou religieux. Pour ces stances au moins, je crois qu'il serait de bon ton de leur dire de les prendre... à la lettre.