La Babelisation de l'écrit
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Version du 26 avril 2009 à 16:19
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Introduction
Il est toujours intéressant de relire ses classiques, des livres comme Fahrenheit 451 de Bradbury. Ce dernier imagine une société obsédée par le conformisme, cela pour le bien de tous ses participants. Chaque minute de la vie est instrumentée par des messages moraux parmi lesquels le grand message est que le livre rend malheureux. L'écrit est vu comme une remise en question inutile de la société et de ses individus, il est vu comme néfaste en tant qu'il provoque le questionnement, il est vu comme dangereux en tant qu'il établit des différences entre les gens qui ont lu et celles qui n'ont pas lu. L'écrit est donc dépeint comme injuste socialement.
L'écrit comme message
Ce dernier point est très intéressant, car notre société morale est tissée de ce genre d'interrogations sur les moyens de forcer les gens à se conformer à un modèle, et à se conformer aux révoltes tolérées par ce modèle. Derrière ces bonnes intentions, c'est une véritable chasse morale qui s'y opère, cela jusque dans l'écrit, et d'ailleurs d'une manière très pernicieuse, peut-être principalement dans l'écrit.
Cette chasse morale pourrait être étendue aux autres grands domaines de l'art. Prenons un exemple : pourrait-on aujourd'hui réaliser un film comme La grande vadrouille ? Non, car il rend grotesques les traditions allemandes et des plaintes viendraient immanquablement demander une censure de ce film. Prenons un autre exemple avec les toiles de Gauguin. Pourrions-nous les peindre actuellement, sans être taxé de colonialisme attardé, sans être taxé de chercher à humilier les antillais en présentant des tableaux où les femmes semblent vivre comme des sauvages ?
L'art, comme les autres médias, peut être la cible d'attaques de diverses communautés ou associations contre son message, et pis, contre une interprétation que d'aucuns pourrait en faire[1], que ces derniers soient porteurs d'une idéologie ou non. Bien entendu, dans chaque société morale, il reste des domaines de révolte autorisés, je dirais même à la mode, cela pour que l'énergie négative des individus puisse se canaliser sans mettre en péril la société elle-même[2]. Cette pression instrumente la révolte, comme elle instrumente la voie principale, en proposant des lectures n'étant ni tout à fait fausses, ni tout à fait vraies de faits dont la justesse est difficile à apprécier.
La société de Bradbury n'est donc pas qu'un mythe ; elle ressemble à la nôtre qui, à force de bonnes pensées sociales, ne permet plus à certaines idées de s'exprimer, de peur que ces dernières puissent choquer quelques éléments de la société. Si les motivations sont louables, les actes de préventions sont eux très dangereux car ils censurent a priori au nom de la liberté de tous et donc du respect de quelques uns et de leurs idées (quelles qu'elles soient). On nomme cela pudiquement «retrait d'un livre du marché», tandis qu'ils mènent à l'autodafé dans la société imaginée par Bradbury. La différence formelle devient subtile.
Si la censure, au sens classique, est le grand cheval de bataille des intellectuels, l'évolution actuelle du rapport de la société à l'écrit est plus complexe que cette seule manifestation épisodique.
Le changement de nature de l'écrit
Le problème global de la relation des humains à l'écrit évolue dans une autre dimension : celle de la masse. L'écrit ne sera pas banni de manière structurelle, il ne l'a jamais véritablement été[3] : l'écrit sera noyé dans la masse des écrits, et cela de plus en plus.
L'avénement d'Internet souligne un phénomène éditorial général important : l'écrit papier se consomme puis disparaît. L'écrit a changé de nature : il est devenu périssable structurellement. On me rétorquera qu'il l'a toujours été et que seuls quelques écrivains ou essayistes passaient à la postérité, mais les choses ont changé fondamentalement. Car les écrits publiés sur le net peuvent, techniquement, tous passer à la postérité : le problème est que cela ne sert à rien et que ces derniers noient les autres écrits qui pourraient potentiellement apporter quelque chose à l'humanité.
Si Internet est l'archétype de cette dégradation sémantique sans précédent, la presse quotidienne et la rentrée littéraire nous montrent l'étendue de la péremption de l'écrit. L'écrit peut survivre sur le net, grande poubelle des mots, mais en théorie seulement, le moindre blog disparaissant des moteurs de recherche s'il n'est pas mis à jour de manière fréquente.
Si on place du point de vue du censeur, le problème ne devient plus que très rarement la non parution d'un écrit, mais devient la non diffusion d'un écruit dérangeant. Or, les logiques de l'écrit papier ou de l'écrit numérique convergent vers une disparition rapide de l'écrit dans la grande poubelle de l'Internet. Il n'est plus question de savoir si l'écrit existe, il est question de savoir si on peut le trouver. Or la logique de masse le rendra introuvable car «périmé», donc non dangereux[4].
Il y a donc un déplacement très significatif du rôle de l'écrit : plus de liberté avec de l'autopublication, et moins de dangerosité avec la masse des choses publiées. L'écrit numérique est théoriquement impérissable mais il est inutile car il est structurellement introuvable. La sémantique de ce que dit le texte s'en retrouve amoindrie. Peu importe qu'il défende des thèses novatrices ou conservatrices, vraies ou fausses, il est noyé. Tout existe dans la sphère du net et les lecteurs cherchent au hasard des moteurs de recherche une information qu'ils peuvent trouver dénaturée.
Nous sommes entrés dans le livre de sable de Borges, un livre au nombre infini de pages dont l'ouverture rend statistiquement impossible le fait de tomber deux fois sur la même page.
La «Babelisation» de l'écrit
Bradbury avait cru que notre monde chercherait à empêcher l'écrit, mais elle contribue plutôt à le noyer sous la masse sans cesse renouvellée de contenus dispensables. Pour reprendre l'image de Borges, visionnaire exceptionnel, Internet se transforme en la Bibliothèque de Babel. Dans cette nouvelle, Borges décrit une biliothèque infinie dans laquelles tous les livres sont disponibles. Chaque livre a le même format et contient une suite aléatoire de symboles (caractères et ponctuation). La plupart des livres sont inintelligibles mais certains possèdent des fragments lisibles dans l'une ou l'autre des langues européennes. Ainsi, il raconte comment des personnes cherchent indéfiniement dans cette bibliothèque l'histoire de leur vie qui, mathématiquement, existe, tout comme existent des milliards d'histoires de leur vie dont la fin est fausse.
Nous sommes entrés dans une phase de «Babelisation» de l'écrit. Avec le temps, le net concentrera de plus en plus d'écrits divers et variés, interprétés dès lors qu'ils ne seront plus soumis au droit d'auteur, faisant l'objet de contradictions, exposant des vérités et des contre-vérités dans un vaste brouhaha composé de milliards de blogs et de sites d'informations périssables.
Sémantique et vérité
La conséquence de ce changement de nature de l'écrit sera la perte de la notion de vérité au travers de la perte structurelle de sens, et la perte de l'intérêt pour la recherche de la vérité (même relative). Nous entrerons dans la néantisation structurelle du concept de vérité, dans le triomphe de la représentation subjective. Chacun sera capable d'écrire du Flaubert, de le corriger, de refaire l'histoire en amendant Bloch, de se représenter virtuellement tel qu'il n'est pas. Chacun sera son dieu dans un océan de milliards de représentations et d'écrits inutiles, dont la plupart convergeront autour du commentaire des quelques informations mondiales importantes.
Cette phase qui nous guette, véritable régression par rapport aux Lumières, fera de nous des hommes numériques psychologiquement indifférenciés, noyés dans une masse dont la taille et la complexité sont hors de notre entendement. Puis viendront de nouvelles lumières pour que l'homme numérique soit une réalité individuée.
A ce moment, nous vivrons véritablement dans un monde virtuel. Nous sommes en marche vers le futur.
Notes
- ↑ On pourrait se demander si l'appauvrissement du message de l'art ces dernières décénies n'est pas en un sens corrélé à la pression sociale et autour des tabous.
- ↑ En France, ces domaines sont légion et occupent les intellectuels. On pourra citer les problèmes historiques mettant en cause la France et les français eux-mêmes, notre colonialisme par exemple, l'époque de la collaboration, les attaques contre la culture catholique, ou les gloses sur l'«antisémitisme latent français», etc. Cf. Quelques poncifs de la pensée française.
- ↑ Notons que le problème du support papier de l'écrit est différent.
- ↑ Je pense souvent qu'un métier de l'avenir sera l'archéologue du net, cherchant dans les débris des moteurs de recherches des pages oubliées.
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