Analyse de la logique de groupe

Un article de Caverne des 1001 nuits.

(Différences entre les versions)

Version actuelle

Cet article fait suite à l'article sur [1] en s'intéressant plus particulièrement à la logique de groupe. Cette dernière peut être vue comme une illustration de la différence de comportement d'une personne dans et en dehors d'un groupe. Le comportement du groupe est souvent sans rapport immédiat avec les comportements que peuvent avoir les gens en dehors de ce dernier. D'autre part, le nombre de personnes appartenant au groupe a une influence les actions de l'entité groupe ; en ce sens, on peut parler de loi d'échelle.

Les groupes auxquels nous allons nous intéresser sont des groupes de petite taille, comportant entre cinq à six personnes pour la borne inférieure du nombre de participants et une quinzaine pour sa borne supérieure. Au delà, le groupe change de structure notamment par l'apparition de hiérarchie due au fait que l'exercice direct du pouvoir n'est plus possible, comme n'est plus possible le partage de l'autorité de recadrage par rapport au groupe. Il faut donc des relais de pouvoir dans le groupe, matérialisés par une intronisation formelle.

Sommaire

[modifier] La naissance du groupe : à la recherche d'un référentiel commun

Lorsque le groupe naît spontanément, comme par exemple pendant une soirée, toutes les personnes vont chercher leurs marques. Une telle recherche s'illustre notamment par la non stabilisation d'une conversation durant les premiers moments de la réunion. L'effet mécanique d'une telle recherche est, quant à lui, d'arriver à un socle commun de discussion qui, de facto, est souvent nivelé par le bas (c'est-à-dire le plus petit commun dénominateur des sujets de conversations des personnes réunies).

En effet, si un groupe garde un haut niveau de discussion, un certain nombre de personnes vont se sentir exclues et rester silencieuses. Si le sujet est focalisé autour de connaissances qui ne sont pas partagées par l'ensemble des membres du groupe, l'exclusion agit aussi. Pour qu'il y ait groupe, il faut donc que chacun se sente concerné par la discussion, ce qui, mécaniquement, a tendance à abaisser le niveau de contenu de la discussion au sein du groupe.

Or, cultiver ce terrain sur lequel il y a intérêt commun implique de jouer sur le seul domaine qui fasse écho dans chaque membre du groupe :

  • les idées reçues,
  • les poncifs,
  • les images d'Epinal,
  • la contenance sociale[2],
  • les icônes indiscutables.

Le référentiel commun trouve sa source au niveau de l'inconscient collectif afin d'y puiser les représentations communes, d'y établir un socle de travail commun. Le fait que ce soit au plus profond de l'être humain que le terrain d'entente du groupe se révèle est très significatif du fait que le groupe ait un côté animal, un côté tribu qui, loin d'être uniquement un lieu de plaisir est aussi, comme on va le voir, un lieu de barbarie (psychologique en tous cas).

Bien entendu, l'intrusion dans le groupe d'une personne mettant en cause le référentiel lui-même va perturber la logique du groupe, voire empêcher sa création provisoire. Dans un groupe déjà constitué, cette personne recueillera contre elle les diatribes jointes de tous les membres du groupes, parlant d'une seule voix.

Un meneur du groupe (il se peut très rarement qu'il y en ait plus d'un) va se dégager dans cette phase, en posant des questions et en faisant participer les gens. D'une certaine façon, le meneur, en étant consciemment ou inconsciemment à l'écoute des membres du groupe, se positionne comme celui qui va accorder de l'attention à des personnes réticentes. Par la démarche entreprise, il fait en sorte que tous passent un bon moment au sein du groupe. Le revers de la médaille d'une telle attitude est qu'il flatte le besoin de reconnaissance des membres du groupes au sein du référentiel commun en établissant une relation sensible identique à une relation de père à enfant. Une fois encore, le groupe constitué s'appuie sur des échos profonds de notre psychée.

De plus, le meneur a un rôle moral. Il sait ou sent ce qui est bien pour le groupe et assouvit le besoin de reconnaissance (peut-être aussi le besoin d 'amour des gens) en l'échangeant contre un esprit de groupe dans lequel une certaine morale existe, dans lequel toutes choses ne sont pas bonnes à dire. Très vite, les autres personnes du groupe en confiance prendront le relais sur le meneur en ce qui concerne l'exercice de ce pouvoir moral sur le groupe.

[modifier] La vie du groupe : ou l'abdication de sa volonté

Dès que le groupe construit des expériences communes, cette logique confortable s'instaure au sein de tous ses membres. Des liens unissent chaque membre entre eux et tous sont acceptés dès lors qu'ils :

  • obéissent à la morale du groupe,
  • ne remettent pas en question la logique du groupe ou le pouvoir du meneur (du genre "mais pourquoi a-t-on fait cela à ce moment, j'aurais été seul, je n'aurais pas fait pareil"),
  • sont les garants de la cohésion du groupe, donc usent du relais de l'autorité morale en l'absence du meneur.

En contrepartie, tous sont acceptés pour ce qu'ils sont dans la mesure où ils ne mettent pas en danger un des trois précédents. Ils acquièrent au sein de ce groupe une reconnaissance qui leur apparaît comme un espace de liberté et une bouffée d'air par rapport à la liberté sociale (une échelle très supérieure de la notion de groupe qu'il faut voir comme obéissant à des logiques distinctes). Ils ne comprennent pas qu'ils ont juste troqué leurs anciennes contraintes et conventions sociales contre les contraintes et conventions sociales du groupe. Le meneur et les relais de l'autorité morale étant plus présents dans le groupe que dans la société, le poids psychologique est beaucoup plus lourd à gérer que le poids social. La morale du groupe condamne plus vite et fait plus mal. Sous couvert d'ironie et d'amusement, les membres du groupes sont amenés à se justifier du non respect du code moral du groupe pour pouvoir bénéficier du soutien du groupe, ils sont amenés à s'amender, voire à faire leur procès public devant le groupe. Ils sont souvent en concurrence de zèle vis-à-vis du groupe, à tenter de prendre plus ou moins les relais de l'autorité morale du groupe pour pouvoir plus facilement juger les autres. Le groupe est une entité de torture psychologique dans lequel le membre a tendance a abdiquer sa volonté.

De plus, ce troc de la morale sociale contre la morale du groupe est souvent un pieu mensonge : le groupe imite souvent la société dans bien des points, et loin de donner de la liberté, ce pouvoir morale implicite, donné au travers des relais de l'autorité du meneur, est presque toujours un pouvoir ayant un sens dans le référentiel social lui-même quoiqu'il soit beaucoup plus puissant que la contrainte de la société ne peut l'être (enraison de la proximité des relais de l'autorité morale.

De plus, le groupe apporte la sûreté mensongère de ne pas juger ses membres, de ne pas leur demander de comptes (contrairement à l'autorité parentale), de les prendre comme ils sont, à condition que les préceptes soient respectés. La relation avec le groupe est donc une relation donnant-donnant qui apparaît vite comme une relation gagnant-gagnant à qui est mal avec lui-même : le groupe offre l'assurance que jamais on ne demandera à un de ses membres de se regarder en face, et que tout intrus au groupe demandant cela à un de ses membres sera attaqué par le groupe en entier. En échange, le groupe lui demandera de se justifier s'il n'obéit pas aux préceptes. Sois docile et dans le mouvement et tout ira bien. Le groupe a le côté animal de la meute. Le groupe est l'expression subtile et sociale de l'animal en l'homme.

Le groupe existe donc en circuit fermé et scande sa vie de rites connus du groupe seul (et dans lequels les rites sociaux les plus conventionnels trouvent allègrement leur place). Les expériences en commun nourrissent les conversations jusqu'aux nouvelles expériences en commun. Le groupe, pour affirmer son identité, critique et juge le reste du monde.

[modifier] L'intrus ou la résistance du groupe face à l'inconnu

Lorsque le groupe est formé, fermé si l'on peut dire aussi, il est très réticent à accepter un sang neuf venu de l'extérieur. Ainsi, un groupe soudé pendant des années n'offrira pas les opportunités de l'intégration de nouveaux membres. Chacun étant habitué à ses relais d'autorité fera la leçon au membre désirant introniser une nouvelle personne, et cet acharnement plein de bonnes intentions se soldera souvent par un choix proposé au membre de rester avec le groupe ou de rester avec son nouvel ami.

Les conditions explicitées dans la première partie sur la construction du groupe n'existent très souvent plus à ce stade de la vie d'un groupe. La raison est simple : un œil externe pourrait remettre en question le fonctionnement du groupe, l'intimité du groupe, et bien sûr la non-évolution du groupe. Cette réticence à intégrer des nouvelles personnes peut être expliquée par plusieurs dimensions du problème.

  • Une concurrence au meneur : le meneur se retrouve concurrencé par l'intrus et a peur de perdre le pouvoir.
  • Une concurrence sur l'exercice de l'autorité déléguée par le meneur aux gardiens de l'esprit du groupe (l'ensemble de ses membres).
  • Une peur de perdre cette reconnaissance du groupe.
  • Une peur plus terrible encore d'avoir à s'affronter comme personne indépendante et d'être assimilée à son image au sein du groupe.

Cette quatrième dimension est de loin la plus violente. Quand un intrus arrive dans le groupe, il voit les membres du groupe non en tant que membre du groupe mais en tant que personnes. Il voit, de plus, les liens de dépendance affectives entre ces personnes. Il ne voit donc souvent que des personnes incomplètes, en plein mensonge par rapport à elles-mêmes, car souvenons-nous du socle commun du groupe : l'inconscient collectif. L'intrus voit un plasma de gens indifférenciés, gérés par un meneur, défendant les termes d'un groupe qui s'est modelé sur des parties très prondes de chaque personne pour leur donner l'image du groupe. Il entrevoit des personnes jugées au quotidien par leur groupe. Il risque de briser l'illusion et de faire en sorte de mettre les gens en face d'eux-mêmes, de leur demander pourquoi ils réagissent d'une certaine façon dans le groupe et d'une autre en dehors. Or, c'est ce face-à-face avec soi insupportable et qui tient la logique de groupe.

[modifier] Le départ d'un membre du groupe ou la logique de l'ennemi

Lorsqu'un membre du groupe conscient que son ami(e) ne pourra intégrer le groupe fait le choix de prendre ses distances par rapport au groupe, son sort devient le centre d'intérêt principal du groupe[3]. Il faut juger le fourbe qui a trahit les règles, le condamner, le bafouer, le traîner dans la boue, voire le détruire. Tous les coups sont permis, et ces coups sont plus durs encore que ceux que la société peut donner.

L'ancien membre du groupe devra lui se réadapter au monde et oublier progressivement des réflexes conditionnés correspondants aux rites du groupe, ce qui peut mettre des années avant de réagir à nouveau sainement dans un autre groupe.

Avec la maturité des gens et le changement de leur vie de célibataire en vie de couple, la plupart des groupes finissent par se dissoudre et se reconstituent une ou deux fois dans l'année pour les éternelles séances «remember». Le groupe est essoufflé, tiraillé par les aventures personnelles mais il reste pour beaucoup l'expérience qui a forgé leur vie intellectuelle (d'où leur passage chez le psychanalyste des années plus tard pour finir le chemin avorté vers l'individuation).

[modifier] Conclusion

La logique de groupe est la première cellule aliénante de la société[4]. Elle n'est pas à confondre avec les activités associatives qui peuvent ou pas engendrer des phénomènes de groupes (dans les sports collectifs par exemple). Pourtant, elle a ce côté affectif fort qui dénature les liens entre personnes et leur fait abdiquer leur volonté contre une sécurité tissée de reconnaissance dans laquelle aucun compte sur eux ne leur sera jamais demandé au nom de la société, mais au nom d'une morale de groupe, consentie souvent implicitement (et donc fluctuante et donc soumise aux aléas de la vision du meneur). Dans un groupe, on donne l'illusion de prendre les gens comme ils sont et de ne pas les juger. Nous avons vu que la structure de la logique de groupe était plus complexe que cela.

Dans toutes les grandes mécaniques totalitaires, on voit des logiques de groupe à l'œuvre. Le groupe est, pour moi, l'échelle cellulaire du totalitarisme.

[modifier] Notes

  1. les lois d'échelle en sciences humaines-
  2. C'est ce que Jung nomme les persona, nos contenances sociales qui ne sont pas nous-mêmes mais avec lesquelles il est facile de s'identifier une fois en société. Attention, le personnage du rebelle est aussi une persona même s'il paraît s'inscrire contre un certain courant social principal. La persona est chargée de représentations sociales communes dont la valeur morale n'est que personnelle (par exemple, dans les deux jugements "un rebelle fait peur" ou "un rebelle est quelqu'un de bien", la persona est la même mais le jugement moral est différent).
  3. Cf. les courants de l'art au XXème siècle.
  4. Nous ne parlerons pas de famille ici, car le cas de la famille est nettement plus complexe et ne peut pas se lire aussi aisément que le logique de groupe. En d'autres termes, il faudrait des ouvrages complets pour traiter du sujet.