Krishnamurti, le prophète sans disciple
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Sommaire |
Introduction
La pensée de Krishnamurti est une pensée originale qui puise ses racines à la fois dans les traditions hindouiste et bouddhiste mais aussi dans une révolte très "occidentale" envers les phénomènes sectaires dont il fut longtemps le jouet. Comme nous allons le voir, Krishnamurti est à la fois un fils de l'Inde, en ce qu'il pratique un genre de prosélytisme très commun dans la culture indienne, mais il est aussi un fils de la culture occidentale dans la mesure où sa focalisation sur le conditionnement est une préoccupation principalement occidentale et assez peu religieuse.
Nous exposerons brièvement la pensée de Krishnamurti dans cet article et indiquerons pourquoi, à notre sens, cette pensée, quoique qu'emprunte d'une très profonde humanité, nous paraît manquer de perspective. Nous comparerons la pensée spirituelle de Krishnamurti avec certains traits de la pensée spirituelle monothéiste afin de dégager quels sont pour nous les manques de la pensée de Krishnamurti. Nous tenterons enfin d'expliquer ces manques par les positions de Krishnamurti lui-même.
La pensée analytique
Le conflit
La pensée de Krishnamurti prend comme point de départ le mode conflictuel dans lequel la plupart des personnes vivent. Il pointe du doigt plusieurs choses :
- que les conflits sont générateurs de souffrance,
- que les les conflits extérieurs sont l'illustration des conflits intérieurs.
Dans le positionnement de la souffrance au cœur de l'aventure humaine, Krishnamurti n'est pas sans rappeler le constat du Bouddha. Néanmoins, Krishnamurti insiste plus sur l'état de conflit que sur sa conséquence l'état de souffrance. Dans de longues discussions soit face à un public, soit face à un interlocuteur donné, Krishnamurti développe une explication plus poussée de cet état de conflit.
Le conflit pour lui résulte du besoin de sécurité de chaque personne. Il indique que chaque personne possède un certain besoin de sécurité physique qui peut être comblé sans que le conflit ne naisse obligatoirement entre les personnes. Il s'agit d'avoir un toit, à manger et de quoi se vêtir. En revanche, le besoin de sécurité psychologique est lui tout à fait destructeur dans la mesure où l'esprit n'est jamais en état de paix mais en état de conflit.
Il s'ensuit le paradoxe suivant : l'esprit étant en perpétuel conflit, il souhaite construire une sécurité matérielle, "extérieure", en ne réalisant pas qu'il faudrait construire de sécurité "intérieure". De ce fait, toute construction de sécurité extérieure ne peut mener à la paix intérieure tant que l'esprit nage dans ses propres conflits. De la résulte, pour Krishnamurti, l'état de conflits extérieur du monde.
La loi de l'action et de la réaction
Dans ce monde conflictuel, Krishnamurti indique que nous agissons la plupart du temps en réaction à un événement et non "dans l'absolu". Nous ne développerons pas ce fait qui se rapproche beaucoup de la loi du Karma et de notion hindoue de Maya[1].
Un esprit divisé
Le monde, comme l'esprit, est selon Krishnamurti divisé, et cette division implique le conflit. L'esprit est divisé pour plusieurs raisons, et nous touchons là à un des fondamentaux de la pensée hindoue. L'esprit est divisé quand il n'est pas en repos. L'activité de la pensée est une activité analytique qui divise les choses au lieu de les rassembler. L'activité de la pensée est une activité qui ne voit pas les choses dans leur totalité. A l'instar de beaucoup de penseurs ou religieux indiens, Krishnamurti pointe l'activité de la pensée comme une activité qui fonde la possibilité des conflits.
L'observateur et l'observé
La première division fondamentale qu'opère la pensée en nous est de nous diviser entre observateur et observé. Lorsque nous parlons de nous-mêmes, nous parlons de l'observé, de nous-mêmes, en tant qu'observé, observé par nous-mêmes, en tant qu'observateur. Lorsque nous jugeons que nous faisons bien ou mal telle ou telle chose, que nous voudrions faire autrement un certain nombre de choses, que nous sommes performants, modestes, râleurs, feignants, que cet état est considéré comme bien ou comme mal, l'observateur intérieur juge l'observé intérieur en le critiquant.
Cette dichotomie fondamentale est, en Occident, celle dite de la "conscience". Si j'ai conscience de moi, alors je peux opérer légitimement cette séparation entre le "je" qui juge et le "je" qui est jugé. C'est cette légitimité qui est contestée par Krishnamurti. En effet, selon lui, l'observateur et l'observé ne font qu'un et maintenir cette division ne fait que provoquer des conflits intérieurs, conflits entre observateur et observé. Ces conflits s'illustrent immanquablement à l'extérieur de soi-même, en raison du fait que le conflit intérieur ne peut être résolu. L'esprit trouve donc des échappatoires soit en projetant le conflit non résolu à l'extérieur, soit en compensant par une volonté d'ordre disproportionné, volonté qui engendre inévitablement le conflit.
La mesure
L'esprit analytique est divisé et l'observateur estime et juge l'observé, rendant l'homme structurellement schizophrène. Cet esprit aborde le monde de la même façon au travers d'une pensée analytique qui mesure les choses. Si Krishnamurti n'a jamais contesté que les choses matérielles puissent être mesurées, il conteste le fait que les choses relatives aux hommes le puisse. Selon lui, le conditionnement est le lieu de toutes ces mesures diverses et variées, mesures que nous avons héritées de notre passé, de notre éducation, de notre lieu de vie, de notre culture. Au travers de tous ces acquis, nous avons construit en nous des référentiels mesurables qui sont la base de nos jugements.
Krishnamurti insiste sur le fait que la mesure et la comparaison soit à la fois une activité de la pensée et aussi une illustration de notre conditionnement. Au sein même d'une mesure qui juge et mesure, compare, il n'est pas de possibilité d'être libre, de voir la réalité des choses telles qu'elles sont.
Une clairvoyance exceptionnelle
Il est à noter que la profondeur de la pensée de Krishnamurti n'est pas feinte et que nombre de ses exposés sont d'une profondeur rare étant donné qu'il utilise toujours des mots et un vocable des plus simples. Nous dirons qu'il faudrait sans doute que plus de philosophes actuels aient étudié ne serait-ce que les prémisses de la pensée de Krishnamurti afin de tempérer quelque peu la déification assez occidentale de la pensée analytique[2]. Mais si la pensée de Krishnamurti n'est au final que très peu étudiée, du moins en France, c'est probablement parce que ses conséquences sont inacceptables à notre conscient collectif, comme nous allons le voir.
Contre toute autorité
Une position ambiguë
Fort de ce constat, Krishnamurti indique que beaucoup de religions, de gurus, d'hommes politiques, de soit-disant saints, de professeurs, en gros d'autorités ont instrumenté notre besoin d'être libres, de nous libérer des rets de nos conditionnements, que tous ces maîtres et gourous nous ont dit de les suivre, mais qu'aucun d'entre eux ne pouvait nous aider dès lors qu'un lien d'autorité s'établissait entre le maître et l'élève.
Cette question met clairement Krishnamurti dans une situation doublement délicate :
- Krishnamurti était lui-même considéré comme un "maître" pour beaucoup de personnes ;
- le lien d'autorité en question est la source d'une grande littérature dans les sphères religieuses et spirituelles et cette position fut un peu vite assimilée à du réductionnisme.
Krishnamurti, le maître ?
Nous allons évacuer brièvement ce reproche facile qui est fait lorsque certaines personnes veulent partager un certain savoir qu'elles ont eu suite à des expériences personnelles que peu de gens ont eu. Lorsque les gens s'expriment un savoir qu'ils pensent "vrai" et qu'ils veulent l'exposer à d'autres personnes, la position de défense commune est de les attaquer pour prosélytisme, ou de les accuser de prêcher pour leur propre compte. Cette attitude est si répandue en France que tout prosélytisme est souvent considéré comme une agression.
"Krishnamurti, le gourou contre les gourous" est un dossier facile à défendre, du moins du point de vue médiatique, que ce dernier ait ou non eu des "disciples" comme il en fut de tous les grands maîtres spirituels. En s'exposant ainsi sur la place publique, en donnant d'innombrables conférences tout autour du monde, Krishnamurti était dans la position de l'autorité, du moins au travers de la relation que d'aucuns avaient avec lui (ou avec son image).
Cependant, même si Krishnamurti ne s'est jamais comporté en gourou au sens strict du terme, il sera intéressant que nous nous posions la question du choix de s'exhiber, notamment auprès de personnes dont on pourrait juger qu'elles étaient peu sensibles à mettre en pratique tout ou partie de son discours, au risque parfois de le faire passer pour un amusement mondain. Nous reviendrons sur ce point en laissant pour le moment Krishnamurti attaquer légitimement la notion d'autorité et en tenant pour acquis que jamais lui ne voulut imposer entre sa personne et ses auditeurs une quelconque relation d'autorité.
Le rapport à l'autorité
Krishnamurti questionne la relation d'autorité en matière de spiritualité. En effet, il demande : "pourquoi allons-nous vers les gourous ? pourquoi avons-nous besoin des gourous ?" La réponse est que nous cherchons auprès de diverses autorités des réponses à nos questions. Or, ces réponses ne nous sont jamais vraiment données par les gourous. Alors nous prenons une autre voie et ainsi de suite. Pour Krishnamurti, la relation d'autorité elle-même est viciée par la notion de récompense. Cette relation est un échange : je vous obéis et ainsi vous allez m'enseigner comment atteindre Dieu. Si la relation tourne au jeu de la punition et de la récompense, elle ne peut être fertile "spirituellement" (à supposer que nous entendions tous la même chose derrière ce mot).
Krishnamurti montre donc que, s'il faut refuser toute autorité spirituelle, et donc tout gourou, il ne faut pas néanmoins ne pas s'intéresser au pourquoi de cette attirance. Ce pourquoi, c'est la volonté de devenir.
Le temps
Le devenir
Nous voulons progresser. Nous voulons apprendre. Nous voulons nous juger meilleurs aujourd'hui qu'hier, plus savants, plus intelligents, plus cultivés, plus sages, etc. Nous pouvons vouloir plus de possessions matérielles, plus d'enfants, plus d'argent, plus de pouvoir, etc. Dans cette projection que chaque homme fait dans le futur, Krishnamurti voit une volonté de devenir. Je suis une chose et je voudrais en être une autre.
Nous revenons à la pensée divisée. La pensée qui sépare l'être au présent en observateur et observé se projette dans le futur en un être qui n'est pas, mais qui devrait être. La volonté de devenir, c'est la volonté que soit ce qui n'est pas. C'est donc une volonté de changer ce qui est par ce qui devrait être. Or, dans cette volonté, réside à la fois un espoir, mais aussi une souffrance. De plus, la pensée qui se juge dans le présent se juge aussi dans le futur, et par conséquent juge de ses "progrès" par rapport au passé.
Krishnamurti insiste sur le fait que ce devenir n'ait aucune existence légitime, qu'il ne soit qu'une projection de notre pensée, projection qui nous masque ce qui est et nous présente, sous la forme de ce qui "serait", ce qui de fait pour nous voudrait être. Ainsi, cette dichotomie entre ce qui est et ce qui devrait être est la source de deux phénomènes importants :
- elle est une des sources de conflits dans la société, dans la mesure où des personnes différentes envisagent différemment ce qui devrait être et par conséquent entrent en conflit ;
- elle crée l'impossibilité de voir ce qui est, et donc de voir la réalité présente.
Le temps, une création de la pensée
Pour Krishnamurti, le temps (psychologiquement perçu) est une création de la pensée, dans la mesure où si la pensée s'arrête, il n'y a plus de temps. Lorsque l'on parvient à arrêter de penser, alors le "temps" disparaît et seul reste le présent de ce qui est. Il est donc nécessaire de savoir comment le temps peut se "suspendre". En ce sens, Krishnamurti est un digne héritier des préoccupations méditatives de l'hindouisme puis du bouddhisme.
C'est au travers de l'attention à ce qui est, intérieurement d'une part, et extérieurement d'autre part, que Krishnamurti envisage la "fin" du temps, au travers de la méditation.
Mourir au passé et fin de la thésaurisation de la pensée
Pour ne plus être attaché au temps, il est nécessaire de mourir au passé, de mourir à chaque seconde qui vient de s'écouler pour être dans le présent, éternellement. Pour cela, il est nécessaire que la pensée ne thésaurise plus, n'accumule plus, ne ploie plus sous le poids des savoirs livresques et intellectuels. Il faut donc se débarrasser des acquis, s'alléger, oublier.
Cette fin de la thésaurisation implique aussi une fin de l'accumulation des expériences et des leçons des expériences. Dans le présent, les choses sont éternellement neuves, éternellement changeantes, surprenantes et ce n'est qu'un artifice de notre pensée qui nous fait prendre toutes ces choses pour des choses déjà vues. De fait, elles sont pour Krishnamurti certes déjà classifiées mais elles ne sont pas pour autant répétitives. Il faut donc les connaître dans la vérité de l'instant et non les comparer avec une image intellectuelle archétypale. Une fois qu'elles sont connues, elles meurent comme faisant partie du passé, laissant la place à l'infinie nouveauté du présent, que dans un certain sens, il est convenu d'appeler Dieu.
Krishnamurti, le prophète sans dieu et sans disciple
Un renouveau du Jnana-Yoga ?
Au sein des diverses écoles philosophiques hindoues, Krishnamurti semble se rapprocher du Jnana-Yoga, le yoga de la connaissance, yoga qui peut à la fois s'expliquer assez aisément par la parole et en même temps être totalement impraticable pour la plupart des personnes. Certains hindous ont même été jusqu'à dire que la formation actuelle de l'homme moderne bloquait le chemin du Jnana-Yoga à la plupart des aspirants.
Un prophète sans disciple
Krishnamurti a beaucoup parlé, beaucoup discuté et aussi beaucoup écrit. En un sens, ce sont les médias modernes les transmetteurs de sa pensée. Ses livres se trouvent facilement. Cependant, on ne peut pas dire de lui qu'il laisse un héritage, comme purent le laisser avant lui des sages hindous.
La première raison en est que Krishnamurti ne se pensait pas comme un maître, d'où le fait qu'il n'ait pas de disciples. Refusant la relation d'autorité sur laquelle se basait selon lui systématiquement les relations de maître à disciple, il ne pouvait avoir d'héritier "spirituel".
Krishnamurti était un prophète de la liberté, faisant tout son possible pour expliquer par des mots simples des réalités d'une très grande complexité (encore que le mot même de complexité laisse suggérer à tort que l'intellect ait quelque chose à voir dans la "compréhension" de ces vérités). Sa vie durant, il refusa tous les conditionnements, non pour les réduire à néant et s'inscrire stérilement en faux contre eux, mais en les reconnaissant pour mieux les connaître et maîtriser consciemment les automatismes qui en découlent.
Un prophète sans dieu
Cette formulation est volontairement un peu provocante, car Krishnamurti n'a jamais rien dit de précis concernant sa relation à Dieu, même s'il a énormément parlé de l'homme religieux véritable, un homme qui n'est pas dans une relation d'autorité avec le dogme. En le lisant entre les lignes, nombreuses sont les fois où Krishnamurti parle de la réalité comme de Dieu, de la méditation comme de "l'union en Dieu". Pourtant, beaucoup de ses lecteurs le croient encore athée, mais quel athée s'interrogerait sur l'homme religieux ?
Si la question lui avait été posé, il aurait sans doute répondu par une autre question concernant la division entre athéisme et religion, division qui n'a pas de sens réel dans l'hindouisme où les jaïnistes athées sont aussi considérés comme des hindous, tout comme des monothéistes et des polythéistes. Pour prendre exemple sur l'Inde, il n'est donc pas certain qu'un homme qui ne parle pas de Dieu stricto sensu ne soit pas un homme religieux.
Dans la démarche spirituelle de Krishnamurti, on trouve cette aspiration à la Vérité, à la Liberté, à la Réalité qui sont trois des attributs divins des grandes religions monothéistes.
La méthode Krishnamurti
Le prosélytisme de la liberté
En matière de spiritualité, peut-être encore plus que dans d'autres matières, l'enseignement doit être fait avec quelques précautions. Parce que cet enseignement n'est pas qu'un jeu de savoirs intellectuels que l'on peut apprendre sans comprendre, parce que le chemin spirituel est complexe et personnel et souvent imprévisible, il est toujours ambigu de faire du prosélytisme.
Pour un monothéiste fervent, faire du prosélytisme peut vouloir dire en première instance tenter de faire des émules, pour partager avec les gens une foi qui brille en soi. Pour un homme religieux, il peut être inutile de faire du prosélytisme car il faut éduquer ceux qui le demandent mais il ne sert à rien de s'affronter au refus des cœurs clos. Si ces cœurs sont clos à Dieu, c'est que Dieu l'a voulu et aucun homme ne pourra le changer.
Krishnamurti s'est donc lancé dans un prosélytisme sur la liberté, notamment en Occident, là où au final ce discours était en complète contradiction avec les traditions philosophiques et religieuses des pays visités. Il suffit d'entendre Krishnamurti discuter avec des français, des américains, des suisses, etc. pour réaliser à quel point ses discours étaient souvent mal compris. Moins qu'ailleurs, l'Occident a l'habitude de la liberté, même si ses régimes politiques vantent les mérites d'une liberté représentative illusoire. Pour qu'une société organisée soit performante, il ne faut pas qu'elle soit libre, cela va de soi.
Un ésotérisme au grand jour mais toujours aussi caché
Pourquoi donc prêcher dans des endroits de ce genre, devant des salles combles venant voir le sage indien comme on assiste à une distraction mondaine ? Pourquoi devenir le jouet mondain de gens à qui la vérité n'est pas plus qu'une ribambelle de paroles inertes et soporifiques ?
Krishnamurti aurait probablement dit que la quantité ne fait pas la qualité mais qu'au sein de ces grandes assemblées quelques personnes avaient été touchées et que seul ce fait comptait.
Au sein de ses séries de conférences, Krishnamurti abordait des sujets très complexes et des raisonnements poussés à leur paroxysme. Malgré une diction lente et une explication très claire, nombre de ses paroles restaient étrangères au plus grand nombre. En effet, dans le savoir prodigué au sein de ses conférences, savoir qui requiert une expérimentation personnelle pour saisir de manière non intellectuelle les vérités énoncées, on trouve nombre de perles ésotériques des grandes religions monothéistes (incluant l'hindouisme évidemment). Mais, malgré le rythme et les explications autour des mots, les vérités pourtant exposées au grand jour, restaient souvent closes et inintelligibles.
C'est ce côté qui est au final le plus intriguant chez Krishnamurti en ce sens que la plupart des sages savent qu'il est inutile de prodiguer un savoir ésotérique à ceux qui n'y sont pas préparés, et que même en suivant six conférences de Krishnamurti en une semaine, le temps est trop court pour que ce savoir ne s'enracine profondément.
Nous sommes assez perplexes devant ce choix de vie de Krishnamurti qui requiert une abnégation sans précédent, digne des grands prédicateurs. Prêcher la liberté à Babylone, voilà bien une tâche de prophète !
Krishnamurti dans une perspective monothéiste
Une recherche intérieure fondée sur une approche assez classique
La nouveauté de Krishnamurti a été de se passer de la notion de référence explicite à Dieu, mais plutôt de parler des qualités réelles de l'homme religieux, comparé à celui qui faisait semblant d'en être un, ne serait-ce qu'au travers d'un respect du dogme religieux, respect qui joue le rôle de preuve de sérieux. Cette posture de recherche de la vérité malgré les apparences est commune à toutes les démarches spirituelles au sein des religions monothéistes, au point même que ces démarches ont souvent été condamnées par les dogmes officiels[3].
Le problème de la transmission de la vérité chez Krishnamurti
Cependant, plusieurs choses semblent manquer ou paraître étranges dans l'enseignement de Krishnamurti.
La première chose que nous pouvons dire est qu'il ne paraît pas possible de digérer en une seule fois une série de six conférences faites à la suite ; a contrario, il paraît très plausible que, sous l'amas de connaissances ainsi véhiculé, les confusions et les erreurs de compréhension soient innombrables chez les auditeurs.
De plus, tous les hommes religieux savent qu'il faut du temps pour assimiler des vérités spirituelles, et souvent un temps conséquent, car la compréhension des choses spirituelles est comme l'infusion d'un sachet de thé : elle est progressive et par phases. Ainsi, la même vérité peut apparaître à des niveaux différents à chaque étape du chemin spirituel. En ce sens, une vérité spirituelle n'est jamais définitive, elles est toujours relative à ce que nous pouvons capter de son essence.
Il paraît peu probable que Krishnamurti ne l'ait pas compris, et pourtant ses conférences sont souvent beaucoup trop "denses", trop courtes. De surcroît, ses conférences ne possèdent pas de point de relais locaux au travers de personnes qui pourraient accompagner celui ou celle qui recherche la liberté. Il y a donc manifestement une frustration potentielle terrible pour les gens qui écoutent le "maître", car n'étant pas un maître, il ne peut les guider durablement, ni les confier à des gens qui auraient compris sans ambiguïté l'essentiel de son éducation.
Dans ce positionnement de prêcheur seul, Krishnamurti se situe totalement hors des traditions des spiritualités monothéistes. Nous sommes donc face à un véritable problème. Même au sein des assemblées venues l'écouter, Krishnamurti adopte une attitude d'exposition brutale d'un certain nombre de vérités (dont certaines font partie d'un ésotérisme religieux), et laisse les personnes intéressées ou touchées se débrouiller avec cela. Or, la plupart des personnes sont totalement incapables de se débrouiller seules avec ce savoir. Il se peut donc que cette exposition soit totalement anti-productive et entraîne même des frustrations voire un certain rejet. Car le tout n'est pas de connaître intellectuellement un savoir ésotérique sur Dieu ou sur la réalité, mais de se transformer soi-même à l'aide de ce savoir.
La tabula rasa de Krishnamurti
En ce sens, Krishnamurti établit bien une tabula rasa à la fois des conditionnements mais aussi des liens entre personnes. Si la notion d'aide spirituelle est réduite à la notion d'autorité, si la relation maître élève est caricaturée au point de ne pas pouvoir l'envisager dans une autre perspective que la dualité récompense / punition, il est évident que l'enseignement de Krishnamurti devient un condensé ésotérique non seulement inaccessible mais aussi frustrant, voire pouvant provoquer un rejet.
Car, malgré les défauts manifestes et connus des organisations humaines, à commencer par les organisations religieuses, le fait que ces organisations existent implique qu'elles peuvent être un relai, ne serait-ce que temporaire dans la vie spirituelle d'une personne. Car, comme nous l'avons souvent dit sur ce site, la voie spirituelle est une voie semée d'embuches. Certes, il ne faut pas obéir aveuglément, mais il y a une nuance : il ne faut pas non plus tout rejeter en bloc et rester seul face à soi-même. Cette solitude est utile dans la démarche spirituelle mais pas tout le temps et dans toutes les conditions.
De plus, même si les dogmes sont l'expression un peu figée de vérités religieuses, il y a en eux-mêmes certains éléments qui constituent les premiers pas de l'homme religieux. Sans ses premiers pas, l'homme est livré à son jugement égotique personnel et arbitraire, et la psychologie nous montre que l'on peut se mentir toute sa vie sur ses soit-disant "qualités spirituelles" (tout comme sur ses autres supposées qualités).
Un chemin sans ego
La grande conséquence du discours « écoutez la vérité, travaillez-là en vous-mêmes et appliquez-là sans être sous le joug d'aucune autorité » est un renforcement de l'ego. L'ego a considéré dans son fort intérieur qu'il pouvait se passer de tous les maîtres, de tous les dogmes, de tout ce qui s'était produit avant lui, et qu'il pouvait travailler sa relation à la réalité seul. Si c'est vrai pour certaines personnes, c'est faux pour beaucoup d'autres. Ainsi, Krishnamurti projette son état personnel et sa démarche sur les auditeurs de ses conférences en pensant qu'ils sont capables :
- de faire le même chemin que lui-même ;
- de comprendre en quelques heures ce que lui a découvert en des décennies de méditation.
Si le principal inconvénient de cet enseignement est le renforcement de l'ego, alors cet enseignement est anti-spirituel. Le fait même de ne pas envisager que l'ego fût un problème est révélateur de quelque chose de dérangeant : Krishnamurti s'était-il rendu compte que le fait d'être conférencier le positionnait dans une continuité par rapport à la mission que lui avait initialement confiée Annie Besant[4] et que pourtant il refusa[5] ? La position du sage qui prodigue son savoir en son nom propre est l'un des pièges de la spiritualité, piège que l'on ne retrouve pas chez les rishis indiens, mais que l'on retrouve fortement dans les théories New Age[6].
Krishnamurti et la société
Dans ses préoccupations sociales, Krishnamurti illustre aussi ce positionnement très ambigu qui est à la fois un rejet de beaucoup de choses existantes et une volonté de changer la société d'une façon qui paraît assez naïve. Car on peut constater chez Krishnamurti une difficulté de la lisibilité de l'approche sociale notamment :
- une volonté de voir ce qui est tout au long de la démarche personnelle et de ne pas vouloir ce qui devrait être ;
- une volonté de changer la société en réalisant un objectif et donc en se plaçant, collectivement, dans un idéal de devenir de la société.
Cet idéal est basé sur le même axiome que celui qui semble fonder ses conférences : sur la capacité de chaque être individuellement à faire le même chemin que Krishnamurti, seul qui plus est et de parvenir aux mêmes conclusions. Cet idéal peut paraître comme bien naïf car, de facto, il ne correspond pas du tout à ce qui est, au sein de la société diverse dans laquelle nous vivons. Les dogmes religieux les plus figés ont pour leur part accepté cette diversité des hommes et de leurs recherches et ne rêvent pas tout haut d'une société dans laquelle l'ensemble des hommes suivraient un chemin unique.
Cette idée sous-jacente nous rappelle les fondements de l'idéologie New Age, idéologie très totalitaire, très totalisante et pourtant diablement égotique.
Certes, on pourrait nous objecter que lorsque Krishnamurti parle de la société, il parle des liens que nous avons avec les personnes autour de nous et non de la société en tant qu'organisation ou en tant que concept. Mais en revanche, lorsque Krishnamurti parle d'éducation, il se place dans une perspective sociale somme toute assez classique.
Là où l'idéologie revient entre les lignes est dans le fait de masquer une fois encore un problème bien connu des religions monothéistes : lorsqu'une personne devient religieuse, elle se place dans une situation ne plus accepter certaines règles du monde, notamment certaines règles ou conventions sociales. Il y a donc un moment où les choses se présentent plus ou moins comme un choix, plus lorsque les faits sont intellectualisés, mais surtout moins car c'est le cœur qui dirige la personne vers Dieu. Ce chemin n'est pas facile et produit de l'insatisfaction. Il faut donc avoir une bonne raison pour l'entreprendre, une raison intérieure, nous dirons même une raison de flamme intérieure. Le fait est que ce chemin n'est pas pris par tous et que la flamme intérieure ne peut pas être éveillée par des conférences uniquement[7].
Krishnamurti oublie ce positionnement de l'homme au sein de ses relations sociales. A l'instar de ce qu'il est, il semble qu'il pense que tous peuvent l'imiter dans une démarche dans laquelle leur solitude leur garantirait une certaine objectivité et un détachement des diverses organisations politiques ou sectaires. Une fois encore, les choses ne nous semblent pas si simples.
Un certain manque de verticalité
Krishnamurti propose un enseignement très cohérent, très complet, très logique, très ésotérique, mais un enseignement qui ne peut s'approfondir que par soi-même une fois faite sienne la découverte de réalités exposées par un maître qui n'en est pas un.
Il faut noter que cet enseignement manque de "verticalité", si on le compare avec des enseignements spirituels plus traditionnels dans lesquels la même vérité se dévoile progressivement selon différents niveaux de compréhension (ou de "vision"). En effet, Krishnamurti expose ses vérités comme un ensemble fixe et complet, fini si l'on peut dire, à l'inverse d'autres enseignements dans lesquels le savoir prodigué est adapté progressivement au niveau de compréhension et de ressenti de l'apprenti. A vouloir tout donner très rapidement, l'enseignement en devient soit illisible et confus, soit difficile à approcher par un chemin personnel ; dans tous les cas, comme nous l'avons vu l'effort personnel est immense et solitaire.
Ce manque de verticalité peut être expliqué par l'absence des questionnements métaphysiques que l'on trouve à la source de toutes les religions et de la plupart des démarches spirituelles. Sans une perspective dans laquelle l'homme est aux prises avec des manifestations périssables, la quête de l'absolu ne peut être emplie par la démarche de Krishnamurti. Sans questionnement métaphysique, point de distinguo entre ce qui meurt et ce qui ne meurt pas, point de nuance, point de placement de la raison au service d'une foi. Sans une perspective monothéiste, comment peut-on défendre la liberté au sens de Krishnamurti ? La liberté d'être ce que l'on est ? Quel est donc le but de ce sage hindou ? Que cherche-t-il donc à nous faire comprendre ? Et à quoi sert ce savoir ésotérique si on ne peut l'appliquer à se transformer soi-même ? Mais comment se transformer sans être guidé par une lumière ? Quelle est donc la question à laquelle veut répondre Krishnamurti ?
Conclusion
Il faut écouter Krishnamurti, et le voir parler, possiblement en anglais pour certains d'entre vous qui le peuvent. Il faut lire ce qu'il a écrit pour pouvoir trouver comment ces vérités peuvent entrer dans un schéma qui apporte quelque chose à l'homme.
Voir le monde à son image, pouvoir se passer de tout et de tous et mettre d'un geste des siècles de tradition à la poubelle, voilà une méthode qui, si elle peut être le chemin de certains, jette directement les autres dans les bras des pièges de l'ego. Sans se placer dans un cadre absolu, en répondant à une question qui n'est pas posée, alors que les mystiques des religions monothéistes la posent tout aussi explicitement que les métaphysiciens, toutes les dérives sont possibles. Ainsi, au détour d'une conversation, il est étonnant de voir combien la doctrine de Krishnamurti peut avoir des points commun brefs avec un matérialisme extrême. Vivant dans ce qui est, dans le présent, s'accommodant de ce qui est sans être dans le devenir, comment peut-on seulement imaginer agir ? Certes, certains mystiques atteignent un état de contemplation de ce genre mais est-ce pour autant que vanter l'obtention de cet état dans des conférences a un sens ?
C'est là toute l'ambiguïté de Krishnamurti d'être à la fois un prédicateur sans religion, un prophète sans disciple et sans dieu, et au final, un orateur dont le discours ne gène pas la marche du monde occidental. Nous engageons le lecteur à réfléchir au point suivant : si d'aucuns considèrent l'art moderne comme révolutionnaire, pourquoi les toiles de Kandinsky trônent-elles sur les murs des entreprises des compagnies capitalistes ? C'est justement parce que l'art dit moderne n'exprime rien de très dérangeant, et qu'il fait partie du décors de l'époque. Krishnamurti pourrait bien être le Kandinsky de la spiritualité moderne. Bien moins révolutionnaire qu'un Jésus ou un Muhammad, certaines vérités incontestables dévoilées par Krishnamurti resteront à jamais totalement inoffensives, parce qu'elles ne sont pas destinées à être comprises par le plus grand nombre, ni même destinées à intéresser le plus grand nombre. Or, ce fait est incontestable et sa non vision peut impliquer être l'acteur de mascarades mondaines dans lesquelles on s'évertue à aborder des vérités auprès de gens incapables de les comprendre, ou simplement désintéressés du sujet. C'est typiquement ce que ne ferait pas justement un maître spirituel (même si a contrario ceux qui ne le font pas ne sont pas forcément des maîtres).
Krihnamurti, au final et malgré son positionnement contre toutes les sectes et contre la tradition New Age qui le fit naître au public, demeure très inspiré par la lecture très contestable New Age du bouddhisme. La spiritualité est fille de la pureté et la pureté est l'ennemie de l'ego. Dans un monde sans ego, dans un monde psychologique ou la tabula rasa est le credo, Krishnamurti est un prophète New Age. Selon nous, malgré le fait qu'il ait par lui-même découvert beaucoup de vérités spirituelles, il ne désigne pas la voie et ne permet d'opérer cette transmutation alchimique qui est le propre de celui qui cherche Dieu.
Notes
- ↑ Cf. Maya and illusion, par Swami Vivekananda.
- ↑ Il faut comprendre que la pensée de Krishnamurti est à l'inverse de la pensée d'un Edgar Morin par exemple, dans la mesure ou Morin part d'une pensée hyper-analytique et rêve de la réconcilier dans une pensée "complexe" alors que Krishnamurti ne veut pas partir du tout vers une pensée analytique.
- ↑ La spiritualité chrétienne a été longtemps condamnée par le Vatican tout comme les courants soufis ont été persécutés par les autorités orthodoxes sunnites et chiites.
- ↑ Cf. Annie Besant.
- ↑ Cf. Krishnamurti.
- ↑ Cf. A propos du New Age.
- ↑ Ce n'est pas parce qu'on vulgarise que l'on touche les cœurs. Cf. Les tentations du soufisme "moderne".
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