Réflexion sur l'histoire de l'art
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Sommaire |
Introduction
Certains intellectuels ont cela d'intéressant qu'ils parviennent à synthétiser en quelques minutes l'inconscient collectif d'une certaine époque, la plupart du temps à leur insu. Lors de cette synthèse involontaire qu'ils croient le fruit de leur seul intellect, ils sont souvent persuadés d'apporter du sens, alors que leur discours est, la plupart du temps, un recyclage très superficiel de concepts et d'idées allant dans le sens de la pensée majoritaire de l'époque.
L'intellectuel, catalyseur de l'inconscient collectif
Cette brève réflexion a comme point de départ des discussions sur l'art de Claude Levi-Strauss qui, tout ethnologue renommé qu'il soit, commet d'importantes fautes de logique lorsqu'il parle de l'"art". Cette collection d'erreurs n'est pas de sa seule responsabilité, mais on voit dans les mots de Levi-Strauss, un certains nombres de constantes de l'inconscient collectif français :
- une pensée athée et individualiste, projective par nature ;
- un intellectualisme trop analytique qui, en lors du découpage du sujet en parties, finit par ne plus le cerner du tout ;
- une utilisation systématique et inconsciente des concepts discutables de la "modernité occidentale" qui sont projetés sur les choses du passé ;
- l'oubli généralisé du bon sens le plus trivial, notamment celui qui vise à tenter de se mettre à la place des autres plutôt que de les considérer comme des objets intellectuels.
Quelques exemples
Projection et erreur conceptuelle
Claude Levi-Strauss commence par parle d'"oeuvre d'art" pour une peinture rupestre de la Préhistoire. Dès que ce qualificatif est utilisé, ce dernier se place dans la continuité d'une certaine vision de l'art, à la fois de ce qu'est l'art pour l'homme moderne et comme ce concept a été interprété au cours des derniers siècles.
Or, parler d'"oeuvre d'art" pour une peinture rupestre de la Préhistoire est, logiquement, un non sens. Le concept d'"art" n'existant pas à l'époque, cette qualification a posteriori est une projection de l'homme dit "moderne" sur le passé, une projection chargée d'un signifiant qui est hors sujet de l'objet ainsi qualifié. Pour les hommes préhistoriques, il y a peu de chances que la peinture rupestre ait été nommée d'une façon qui induise autant de sous-entendus "modernes".
Le fait même de nommer de la même façon une peinture rupestre de la Préhistoire et une toile de Picasso est donc une erreur de logique fondamentale. C'est une confusion de concepts, confusion qui est prise pour une hypothèse du discours. C'est donc une mauvaise façon d'aborder un sujet, et par conséquent, cela induit le fait de se poser de mauvaises questions.
Bâtir des théories intellectuelle sur ce mode de pensée, en s'appuyant sur une erreur initiale de qualification des objets, est un des traits de la pensée dite "moderne". Cette pensée se représente souvent en train de construire, en train de poursuivre le mythe du progrès de l'esprit humain. Cependant, elle ne pense pas ex nihilo ou depuis des fondamentaux indiscutables : elle pense relativement aux représentations relatives de son époque, représentations qui chargent les objets pensés d'un sens qu'ils n'ont pas. En se méprenant sur la qualification des objets, on obtient des théories assez étonnantes en ce qu'elles peuvent aller à l'encontre du bon sens, mais bien entendu, être intellectuellement défendables.
Art "individuel" et art "social"
Claude Levi-Strauss poursuit en faisant un distinguo de second niveau entre la peinture rupestre de la Préhistoire et la toile de Picasso : l'un serait de l'art social et l'autre de l'art individuel.
Nous pourrons noter que cette pensée analytique est comme montée à l'envers. Au lieu de qualifier d'oeuvre d'art puis de dissocier analytiquement les formes de l'oeuvre d'art, le penseur aurait dû s'interroger sur le concept d'oeuvre d'art et sur son application aux objets qu'il inclus sous ce concept. La première conséquence est la création d'un nouveau concept "l'art social", indéfini (quoique représentant bien les préoccupations personnelles de l'ethnologue qui parle) ; la seconde conséquence est que le débat va se focaliser sur les formes des oeuvres d'art et non plus sur un autre critère (voir plus loin).
Le raisonnement est donc globalement le suivant :
- généralisation excessive sous le concept moderne d'"oeuvre d'art" d'objets hétérogènes qui n'entrent pas forcément sous ce concept ;
- création d'un sous-concept dans le champ sémantique des préoccupations personnelles du penseur (notons que ce sous-concept n'est pas formellement expliqué) ;
- orientation factice du débat sur la forme (les types d'oeuvres) plutôt que sur le fond (que peut-on nommer oeuvre ?).
Nous voyons comment progressivement, la pensée s'oriente dans des voies qui s'éloignent de la recherche de sens.
Des références constantes et implicites à l'"histoire de l'art"
Lorsque nous regardons ce que nous désignons par "art", nous désignons généralement ce qui a été répertorié comme "étant de l'art" par les livres que l'on nomme "histoire de l'art". Or, l'"histoire de l'art" est une construction intellectuelle factice dans la mesure où, a posteriori, des hommes décident que certaines représentations du passé sont ou ne sont pas de l'art. Ainsi, nous dirons qu'une peinture rupestre est de l'art alors que les pointes de flèches de la même époque n'en sont pas.
L'inconscient collectif contient beaucoup de ces données qui nous ont été enseignées comme des savoirs pré-classifiés par des encyclopédistes. Ces classifications sont établies sur des critères intellectuels seulement et visent à nourrir le concept d'histoire lié au concept de progrès[1]. En effet, si l'histoire de l'art se justifie dans sa démarche quand nous parlons des siècles durant lesquels ce concept existait, il est beaucoup moins sûr que cette histoire se justifie pour les siècles antérieurs dans lesquels le concept même pour un créateur de signer son oeuvre n'avait pas de sens.
La pensée de l'intellectuel est donc souvent une pensée qui, pour garder son illusion de progresser, se fonde sur les travaux réalisés avant elle. Si cette démarche n'est pas mauvaise a priori, elle doit être tempérée par une démarche de distanciation de certains concepts du passés, concepts qui sont parfois tendancieux sans que nous nous en rendions parfaitement compte. La psychologie analytique nous montre combien les présupposés inconscients pilotent notre façon de penser et le fait de pervenir à lire le passé à la lumière du présent seul est un indicateur qui devrait soulever des interrogations formelles.
Eléments pour lire l'histoire de l'art
Ne pas tout étiqueter "art"
La première des remarques que nous pourrions faire est qu'il est dangereux de tout nommer "art", ce concept étant trop chargé pour être appliqué à une peinture rupestre de la Préhistoire ou à une mosaïque d'une villa romaine. Nous parlerons de représentation.
Ces représentations ont toutes une fonction :
- représenter un souvenir,
- retracer l'histoire d'un grand homme mort,
- montrer une scène de combat victorieux,
- représenter une scène religieuse,
etc.
La plupart du temps, cette fonction est sociale, c'est-à-dire qu'elle a une utilisé pour un groupe de gens, ce groupe de gens n'étant pas en relation avec le processus de création de la représentation.
Ces représentations ont, par ailleurs, toutes un ou plusieurs auteurs, terme que nous préférerons à celui de "créateur", plus ambigu car lui aussi plus chargé de signifiants modernes. Il est peu probable qu'hier ait été différent d'aujourd'hui et donc qu'il n'y ait pas existé un certain nombre de personnes ayant des talents hors norme pour représenter les choses. Il est donc probable que certaines représentations très connues pour leur beauté soient le fruit d'une seule personne, bien que l'histoire en ait oublié le nom.
La naissance de l'art et le renforcement de l'ego
Nous proposerons que le concept l'art naît lorsque le concept l'oeuvre naît, soit que l'auteur commence à vouloir signer sa représentation pour que non seulement, celle-ci ait une certaine fonction, mais aussi, qu'elle pointe vers lui-même. Nous aurons donc une phase intermédiaire durant laquelle la représentation possède une vraie fonction mais tout en portant le message de celui qui a immortalisé cette représentation.
Nous sommes en quelque sorte en pleine naissance des concepts de "créateur", "oeuvre" et donc "art".
Psychologiquement, chez l'auteur de la représentation, une transformation s'est produite : il n'est plus seulement au service de la représentation et de la fonction de la représentation ; mais la représentation est à son service, car elle porte en elle sa signature. Il y a donc changement de nature de la fonction de la représentation. L'auteur devient le créateur de la représentation, mais la représentation devient la carte de visite du créateur.
Nous sommes donc en présence d'une fonction duale de la représentation :
- la première fonction est celle de représenter des scènes ayant un intérêt social (souvenir, religieux, etc.) ;
- la seconde fonction est de rattacher cette représentation à celui ou celle qui l'a créée.
Nous entrons donc dans l'art quand l'ego se met suffisamment en avant pour ne plus accepter que la seule fonction de la représentation soit sociale, mais que cette fonction ait aussi un intérêt personnel pour le créateur. Nous sommes donc loin de la vision classique qui vise à généraliser la notion d'art. Dès lors que l'auteur devient créateur, la représentation devient oeuvre et donc art.
Toujours plus d'ego
L'histoire de l'art va nous montrer une progression toujours plus grande vers l'ego. La fonction sociale des oeuvres va progressivement disparaître au cours des siècles pour ne devenir que le reflet de l'ego du créateur, de sa démarche intellectuelle personnelle qu'il faut connaître pour comprendre le sens même de l'existence d'une oeuvre.
Alors que la représentation classique nous montre une histoire de l'art en progrès, nous voyons plutôt une "histoire de l'ego" en train de se dessiner, avec une fonction sociale de l'oeuvre la plupart du temps purement inexistante. L'art, au mieux, va se positionner en témoin externe tandis que les représentations du passé sont elles parties intégrantes de la vie de la communauté. La plupart du temps, l'art ne signifiera plus rien que les obsessions de son créateur. Sa fonction sociale sera donc limitée à garnir les musées.
Conclusion
On voit bien que Claude Levi-Strauss, en survolant le sujet, avait senti qu'il y avait un lien entre la société et l'art. Mais englué dans des représentations historiques construites a posteriori, sa pensée ne parvient pas à apporter de sens tant elle évolue sous les contraintes imposées au penseur par le travail des pairs.
Dans les mythes modernes, celui de la "modernité" et celui du "progrès" sont vivaces. Il perdurent dans des représentations intellectuelles préfabriquées qui pilotent les pensées dans les impasses de la pensée analytique, pavée de concepts aux significations sédimentées. Il est du devoir des penseurs modernes de rouvrir l'horizon de la pensée à d'autres façons de penser et de questionner les fondamentaux qui ont été les dieux de la génération d'après-guerre.
Notes
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