Pour une épistémologie de la philosophie
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Je me suis souvent demandé pourquoi le monde des études philosophiques avait tant de difficultés à créer de nouveaux concepts ou même à entrevoir la possibilité que certains concepts du passé aient pu évoluer avec le temps de manière si drastique que les questions qu'ils posent du fait de leur transport au sein de notre époque actuelle sont absolument obsolètes, ou du moins qu'il est très risqué de les comprendre au regard du vocabulaire actuel alors qu'ils furent énoncés dans des temps différents. Le symptôme est souvent, dans le domaine de la philosophie, une approche non entièrement scientifique des concepts qui sous-entend que ces derniers sont absolus au lieu d'être relatifs[1].
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Le recyclage des concepts
En effet, en sciences, chaque théorie refonde un certain nombre de concepts dès lors que la modification de la représentation du monde est bouleversée par une rupture épistémologique[2]. Le concept est donc valable, du moins dans l'acceptation d'une époque, tant qu'une nouvelle découverte ne le remet pas en cause. Cet effet de relativité inscrit les concepts scientifiques dans la période dans laquelle ils sont nés de manière irrévocable. En ce sens, le passé des sciences est devenu histoire des sciences, épistémologie. A l'inverse, du moins dans une certaine frange de la philosophie et des écrits philosophiques de «grands philosophes», le passé est comme présent, comme si les questions qu'il pose pouvaient encore avoir quelque sens de nos jours, cela sans remise en perspective des concepts.
Si la référence au passé est importante, en sciences comme en philosophie, pour des questions de comparaison des concepts et d'évaluation des progrès ou des évolutions de points de vue, cette dernière frise, en philosophie, l'exercice de style obligatoire. Cette démarche est dangereuse pour différentes raisons : - tout d'abord, la philosophie devient un exercice de bibliographie sans recul qui revient souvent à un commentaire obligatoire des auteurs du passé ayant traité des mêmes thèmes, mais avec une lecture de ces derniers au regard du sens que notre époque a donné au concept ; - cet exercice sert aussi des intentions à la limite de l'honnêteté, une lecture des philosophes du passé avec des concepts modernes pouvant aboutir à donner une caution à une œuvre tendancieuse ; - la non-remise en perspective de la signification du concept à l'époque de son utilisation implique souvent une non-création de concepts nouveaux, donc un manque d'invention lié au fait que les subtiles glissements sémantiques d'un concept dans le temps n'ont pas été bien cernés ; - un des autres risques réside dans le fait d'utiliser des concepts du passé ne s'appliquant plus à notre époque pour des raisons héritées du changement de structure de notre société, cette logique pouvant aboutir à des dissertations stériles ou à des comparaisons entre le passé et le présent tout à fait hors sujet[3].
Le fait que les grands philosophes n'apparaissent quasiment jamais comme n'étant plus «actuels» dans leur pensée, parce que les problèmes qu'ils se posaient ne sont plus ceux que l'on se pose aujourd'hui, la philosophie en tant que genre se condamne souvent à l'asphyxie par recyclage approximatif, et s'illustre par son absence inquiétante de renouveau intellectuel.
Vers une notion de progrès en philosohie ?
Ce message est à la fois trivial, car correspondant à des perspectives développées par des historiens comme Bloch, et pourtant peut apparaître comme étant quelque peu provocateur. On pourrait en effet y voir un peu vite l'introduction d'une notion de «progrès en philosophie», perspective tabou et systématiquement refusée comme un blasphème. Cette interprétation est, à mon sens, à la fois vraie et fausse.
La raison en est simple : on distingue en épistémologie deux types de scientifiques, les inventeurs (voire les révolutionnaires, ce terme n'atant pas pris dans son sens politique) et les autres. Les inventeurs changent radicalement notre point de vue sur les phénomènes qui nous entourent, ils changent notre représentation du monde, tandis que les autres ne font souvent que détailler et poursuivre les travaux des premiers. En ce qui concerne la philosophie, nous sommes face à une impasse de constat : à la fois les concepts ont changé profondément dans leur sens avec le temps, on peut même dire qu'ils se sont structurés d'une manière très rigoureuse parfois, et à la fois on hésite à parler de progrès, alors qu'en sciences, cet abus de langage est toléré pour ce qu'il est : une approximation rapide. La philosophie s'intéressant aussi à la notion de progrès, il est clair qu'il est difficile de conclure au «progrès des concepts», nonobstant le fait que de ne pas en parler provoque la question du recyclage approximatif de ces derniers.
Il ne fait, pourtant, pas de doute que le monde de la philosophie ait aussi connu deux types de personnalités et que son histoire marque une certaine évolution dans la sémantique des concepts, évolution qui si elle n'est pas un progrès (quelle notion relative et vague proche du [concept creux->52]), a balisé un certain nombre de voies dans la topologie des concepts.
Vers une topologie sémantique et historique des concepts
Il y a donc eu progrès de la connaissance en ce sens qu'il y a eu progrès de la connaissance des différents sens attribués aux concepts au fil des siècles. Dans cette topologie sémantique des concepts, il est possible de structurer les sens dans lesquels les concepts ont été employés et qui quelque part ne sont plus d'actualité dans le travail du philosophe actuel (s'il existe). C'est le rôle des dictionnaires de philosophie que de remettre à plat les différents sens des mots conceptuels, au sein de leur époque d'utilisation. Bien entendu, ces dictionnaires existent et ils sont une source importante pour tout philosophe en herbe. Pourtant, ils ne constituent pas une perspective dans laquelle on pourrait voir la péremption de certains concepts et les voir reléguer à l'état d'histoire de la philosophie.
D'une certaine façon, la mention «Histoire» d'exemples d'utilisations de définitions dans un dictionnaire comme le Littré est plus facile dans le langage courant que dans le langage philosophique où beaucoup de mots du passé continuent à exister dans notre langue courante sans pour autant héberger les mêmes significations ou sous-entendus qu'il y a quelques siècles. Il n'est donc pas question de faire un dictionnaire moral des concepts, dans lequel seraient jugés des concepts d'aujourd'hui et les concepts périmés, mais d'attirer l'attention des jeunes philosophes sur les dangers inhérents à l'utilisation de concepts dans des sens vagues, notamment le danger du message politique sous-jacent[4] ou la vélléité d'exercer une influence sur les esprits.
De l'utilisation des concepts anciens
Le sens de la plupart des concepts anciens ne nous touche plus véruitablement et ne représente pas un enjeu valide pour l'homme tel qu'il évolue dans le XXIème siècle. Il n'est pas question de nier tout l'apport de pensée que des philosophes réputés ont pu apporter à l'humanité, mais de se débarrasser de l'analyse de leurs œuvres au regard de la s"mantique des concepts d'aujourd'hui. Le fait de continuer à ressasser sans arrêt Platon ou Socrate, Spinoza ou Kant (encore que les concepts de Kant figurent à mon avis parmi les plus actuels de la philosophie), Hegel ou Sartre, en considérant implicitement leurs questions comme toujours licites, provoque un effet stérilisateur dans la pensée philosophique moderne. Ne ressortons pas à tout bout de champ Epicure, voire même les pré-socratiques comme des défenseurs de la substance de la philosophie ! Pourquoi prétendre nécessaire ce retour aux sources draconien par rapport auquel la Renaissance fait figure d'exercice de style ?
Il faut gérer cette mémoire comme une mémoire historique mais non présente, ce parcours d'obstacles aliénant dans le dédale des concepts philosophiques de chaque époque impliquant un brouillage des sens de concepts et une stérilisation des idées novatrices philosophiques de notre temps.
Une comparaison avec la science aurait tous les apparats du ridicule. On pourrait ainsi, pour chaque thèse de mathématiques, demander au candidat de comparer son travail à l'ensemble de la littérature mathématique depuis les grecs anciens, voire avant eux. Cette demande paraîtrait de la pure absurdité en raison du décalage immense de préoccupations et des concepts mathématiques entre les grecs anciens et les hommes d'aujourd'hui. Cette démarche, paraît au contraire, si importante en philosophie, qu'à mesure que les siècles passent, le nombre de philosophes à citer étant devenu trop important, chaque thèse semble prédestinée à se noyer dans les méandres des commentaires du passé, cherchant désespérément une interprétation actuelle de réflexions dont les concepts nous sont, pour toujours, devenus étrangers. Laissons cette tâche titanesque aux historiens de la philosophie.
Vers l'identification des ruptures épistémologiques pour une nouvelle philosophie contemporaine
Bien entendu, le problème est complexe et ambigü car, notamment dans la philosophie récente, nosu héritons de pensées conceptuelles qu'il nous faut étudier afin de comprendre notre société : on pourrait nommer cela la psychanalyse sociale. Car, bien entendu, nous ne pouvons philosopher ex nihilo, mais bien en ressassant les concepts de notre époque. Il faudrait donc creuser un peu, mais pas trop pour ne pas entrer en archéologie de la philosophie et trouver le juste milieu entre ce qu'il est nécessaire de savoir pour philosopher et ce qu'il est optionnel de savoir pour comprendre l'histoire complète (existe-t-elle seulement) d'un concept.
Or, si nous étions capable en philosophie, comme Bachelard nous l'a montré en sciences, d'exhiber ces ruptures épistémologiques, nous pourrions définir la frontière entre le présent de la philosophie et l'histoire de la philosophie. L'apprenti-philosophe pourrait donc naître à la philosophie dans un modèle de représentation du monde connu depuis la dernière rupture épistémologique de la philosophie[5]. Le rôle de l'historien de la philosophie serait dans ce cas de définir sa vision des ruptures épistémologiques de la philosophie et de les définir comme telles, comme évolution des modèles de représentations..
Cette approche ouvrirait, à mon humble avis, de nouvelles perspectives à la philosophie moderne : - la possibilité de critiquer conceptuellement des modèles du passé proche (autour de la dernière rupture épistémologique), - la possibilité de faire le tri dans les concepts du passé et par conséquent de redéfinir exactement ceux qui peuvent être le champ de nouvelles investigations, - rapporter les concepts sur une grille de lecture historique et donc s'ouvrir aux autres scineces humaines, dont toutes ne sont pas dans un état très radieux, - aller vers la création de nouveaux concepts ou vers la limitation de concepts polymorphes à des sémantiques spéciales et intéressantes dans l'activité philosophique de notre temps.
Pour ce qui est de la critique des philosophes récents, il est tout de même très étrange qu'on ne puisse en France critiquer des théories nées dans l'esprit de philosophes obsédés par le pouvoir, névrosés, imprégnés d'une foi religieuse et/ou morale visant à l'extrêmisme, ou habités de convictions politiques obsolètes. Ces philosophes visaient pourtant toujours à une certaine universalité de leur propos. Trsè souvent, ces derniers tentaient de généraliser leurs réflexions subjectives à une représentation du monde[6]. Pourquoi ne pas pouvoir critiquer sinon parce que ces concepts sont encore vivants dans l'esprit de beaucoup, tout comme la physique newtonnienne l'était dans l'esprit de l'establishment scientifique au temps de la découverte de la relativité ?
Prenons un exemple parmi des centaines : la raison. Comment parler de raison dans notre société actuelle où la notion d'intellect raisonnable ne peut plus s'appuyer sur une quelconque morale ? Le concept est dépassé, et cela depuis longtemps. Le XXème siècle est là pour le prouver au travers de ses nombreux régimes totalitaires purement basés sur des raisonnements intellectuels non raisonnables (hypothèses de suprématie d'une race ou d'une classe sociale sur les autres, possibilité pour l'homme de maîtriser son histoire, etc.)[7].
Comment, dès lors, penser à un possible renouveau de la philosophie ? On pourrait croire, avec une certaine ironie, que les principes catholiques du temporel et du spirituel ont encore une fois gagné. En effet, la philosophie, après s'être extraite de la théologie, par cette relativité conceptuelle, s'inscrit dans le champ du temporel, alors qu'elle visait à une universalité spirituelle, à un remplacement des réponses religieuses par l'agissement de l'intellect[8].
Est-ce pourtant le destin de la philosophie que de rabacher encore et toujours les mêmes concepts et les mêmes idées ? Je ne le crois pas. Je crois au contraire qu'en tant que mère des sciences humaines, la philosophie se doit de se remettre en cause et de disséquer les concepts du passé dans une perspective épistémologique, afin de déterminer quelles questions sont encore nôtres et quelles questions ne le sont plus pour cause de changement de l'approche intellectuelle. Dès lors, les études philosophiques pourront se consacrer à l'analyse des concepts circonstanciels qui nous occupent actuellement, de notre vision actuelle de l'universalité des problèmes humains. C'est à ce prix seulement que la philosophie pourra renaître, si tel est son destin.