La fin des adultes
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Cet article traite du glissement progressif du rôle de l'enfant dans nos sociétés occidentales. Faisant suite à un précédent article sur [l'enfant roi->117], nous allons tenter de donner des éclaircissements sur la disparition de l'archétype « adulte » au profit d'archétypes hybrides, déresponsabilisés et tendance.
Sommaire |
Un exemple archétypal de « sage enfant » dans la voix de l'Etat
Un spot gouvernemental diffusé sur les ondes des radios, notamment publiques, met en scène une enfant donnant des leçons de morale à sa mère quant à l'utilisation des antibiotiques sur son petit frère. L'enfant est montrée comme sage car elle a compris le message officiel de la «Sécu», l'adulte comme une irresponsable, implicitement coupable d'attendre des antibiotiques du docteur et de collaborer au creusement du trou de ladite «Sécu». L'enfant se fend d'une longue tirade moraliste dans laquelle on reconnaît le ton moralisateur de la maîtresse d'école.
Ce renversement des rôles serait en droit de générer, dans la classe des parents, la plus vive inquiétude, notamment par la banalité affichée de la situation et par le fait que l'Etat français soit émetteur d'un tel message d'irresponsabilité. En effet, est-il utile de le préciser, l'enfant n'est pas un « sage » et ses prérogatives ne contiennent pas a priori l'éducation de ses parents, alors que la réciproque est vraie.
Fidèle à la démarche de nombre d'articles de ce site, nous allons suivre la piste de ce « phénomène extérieur », apparemment sans importance, pour «creuser» progressivement dans l'inconscient collectif français.
Nous commencerons par noter deux choses intéressantes quant à cette publicité : -- ce message d'irresponsabilité « normale » des parents vient de l'Etat, -- la représentation d'un enfant hypermature, éduquant ses parents, semble légitime et ne provoque aucune polémique.
Force est de constater que cette représentation est révélatrice du fait que les parents sont souvent aussi «enfants» que leurs enfants, voire plus, cela avec la bénédiction sociale, et que la plupart d'entre eux ne trouvent rien de choquant à ce que leur enfant leur fasse leur «éducation économique» sur la sauvegarde de l'Assurance Maladie. On ne trouve ainsi pas choquant que dans l'esprit d'une petite fille d'une dizaine d'années, le « trou de la Sécu » ainsi que le problème économique complexe qui y est rattaché aient parasité les jeux et les inquiétudes d'enfants.
L'enfant, déjà trop souvent sexualisé bien avant la puberté par les publicités et les conduites des parents, est postulé comme un acteur économique « adulte », avec une conscience d'adulte, sans que cela ne semble choquer les adultes[1]. Bien entendu, le fait que l'enfant soit un acteur économique dans le secteur privé et qu'il influe sur la plupart des décisions d'achat d'une famille (voiture et matériel électroménager y compris) n'est pas nouveau. Cependant, la nouveauté réside dans le fait que l'Etat semble légitimer l'enfant comme un acteur économique soucieux de la non croissance des déficits publics. Il semble que nous ayons progressé dans l'échelle de responsabilisation abusive des enfants, tout comme la progression semble stupéfiante dans la déresponsabilisation des adultes.
Bien entendu, cette publicité est représentative d'une tendance réelle de la société qu'il est nécessaire de voir pour ce qu'elle est vraiment avant de la condamner brutalement. Car derrière les états de faits, se cachent souvent des problèmes plus profonds qu'une analyse superficielle ne saurait montrer.
Force est de reconnaître qu'aujourd'hui les « vrais » adultes n'ont pas bonne presse, que ces derniers soient présents dans nos villes et rues, ou sur nos écrans, ou dans notre débat politique. La valeur «adulte» est, semble-t-il passée de mode alors que la valeur «enfant» et la valeur « adolescent » ne se sont jamais mieux portées.
Nous allons proposer quelques pistes de compréhension de cet « infantilisation » de la société actuelle et exposer certaines de ses conséquences les plus néfastes.
Le jeunisme, une névrose d'identité
La « jeunesse » est, au cours des années, devenue le modèle d'attitude et d'apparence physique normatif des sociétés occidentales, ce que certains appellent le «jeunisme», même si le jeunisme va souvent beaucoup plus loin que ne pourraient le laisser penser les caricatures de personnes voulant se rajeunir. Les femmes et les hommes veulent tellement se sentir jeunes qu'elles et ils en imitent les adolescents, érigés en modèles comportementaux et physiques. Si la partie visible du jeunisme regroupe la partie identification physique de l'adulte à l'adolescent ou à l'enfant (ainsi que le contraire), la partie comportementale, elle, nourrit une représentation positive d'un comportement irresponsable, caricature souvent erronée du comportement adolescent, mais riche en conséquence dans le monde des adultes.
Cette tendance s'illustre par le syndrome des [éternels adolescents->253], semblant bloqués irrémédiablement dans les paradigmes de leur propre adolescence, laquelle devient d'année en année une caricature de ce qu'elle fut, et par un syndrome beaucoup moins visible mais beaucoup plus général : l'immaturité de la plupart des adultes. Cette immaturité s'accompagne d'une collection de symptômes névrotiques destinés à entretenir l'illusion que l'adulte est un adulte, alors qu'il agit perpétuellement comme un enfant au nom d'une « jeunesse » illusoire et caricaturale.
Pour ces adultes irresponsables, être « jeune » ou le paraître ou se comporter comme « un jeune » est « bien », en ce sens qu'ils exhibent avec fierté une irresponsabilité assumée, une révolte pensée comme « adolescente », qu'ils associent à « la jeunesse », qui les fait paraître à leurs yeux ou aux yeux de leurs semblables comme des gens encore « vivants », encore « jeunes », pas encore « rattrapés par les problèmes des vieux »[2]. Un champ sémantique complet a progressivement intégré la société valorisant « la fête », l'apparence physique dans toutes ses dimensions, la légèreté de mœurs, etc.
Il n'est pas question pour nous de critiquer ni de s'établir en moraliste, mais simplement de décrire et de comprendre pourquoi certains actes faits dans certaines conditions favorisent une irresponsabilité de l'adulte tandis que les mêmes actes dans d'autres conditions ne sont que l'illustration d'un choix conscient et non d'un pilotage de l'adulte par un inconscient collectif déresponsabilisant.
Dans l'esprit jeuniste, le « jeune » est devenu un archétype social sans substance, un mythe qui les garde de la peur de la vieillesse et de l'angoisse de la mort. En s'identifiant au « jeune » archétypal, l'adulte refuse de vieillir, il refuse d'entrer dans un monde qu'il se sent légitimé à réprouver sans faire d'effort pour le comprendre, ce qui est une vision archétypale (et souvent fausse) de l'adolescence. L'adulte irresponsable refuse d'assumer ses responsabilités en ce qu'il les attribue à un âge dans lequel il refuse d'entrer. Pour lui, la vie s'est arrêtée à une adolescence archétypale et il refuse d'envisager qu'il existe d'autres âges de la vie pour d'autres besoins ou d'autres niveaux de compréhension de lui et du monde.
Ainsi, l'adulte obsédé d'être jeune dérive souvent dans la névrose collective « jeuniste », tentant à tous prix d'être ce qu'il n'est pas et ne parvenant pas à accepter de devenir ce qu'il est. Il se voit « jeune », mais en même temps, il a peur des « vrais jeunes » qu'il ne comprend pas plus que ses propres parents ne le comprenaient quand il était vraiment jeune. Il voudrait vivre éternellement sa jeunesse à lui (et non celle des «vrais» jeunes), et ainsi, il se réunit dans des endroits dans lesquels les « jeunes » de son âge se retrouvent pour s'entretenir collectivement dans cette illusion qu'ils n'ont pas vieilli, qu'ils sont toujours «jeunes» dans le regard de leurs semblables. Au sein de ce microcosme, le fait de paraître jeune est vu comme « bon » et le fait d'être vieux est vu comme « ressemblant aux parents »[3].
Lorsque l'identité des adultes est touchée par ce jeunisme (c'est-à-dire lorsque l'adulte ne valorise de lui-même que cette dimension « jeune »), soit parce que les adultes sont restés « bloqués » dans l'adolescence, soit parce qu'il y sont retombés après un problème personnel (divorce, séparation, etc.), les signes névrotiques de l'adulte se déclinent sur la génération des enfants suivant quelques modalités archétypales que nous exposerons un peu plus tard.
Quelques traits de la névrose jeuniste
Le jeunisme en tant que névrose d'identité a une tendance à valoriser toute tendance dite « jeune » comme positive et toute tendance dite « vieille » comme négative. On voit ainsi des domaines entiers de l'activité humaine critiqués sous le prétexte qu'ils ne sont pas « jeunes » : la politique, la religion, la hiérarchie dans le monde du travail, l'économie, l'histoire, etc., domaines intellectuels ou spirituels par excellence, archétypalement liés à l'archétype de l'«adulte», personnage détesté des jeunistes, car trop proche du «père»[4].
La caractéristique principale qui fait de ces domaines de la vie des domaines négatifs a priori dans la névrose jeuniste est que leur lecture est complexe et ne peut être limitée à un positionnement binaire « j'aime - je n'aime pas ». Le résultat de l'analyse jeuniste de ces disciplines est un résultat somme toute très adolescent : le refus basique, tournant autour des leitmotivs classiques : « c'est tous des cons », « c'est de la merde », etc.
La névrose jeuniste s'appuie beaucoup, par ailleurs, sur un sentiment d'exclusion du «jeune» du «reste du monde», entité étrange qui, personnifié comme une «personne méchante», tend à faire des adultes jeunes de « vrais » adultes (destin entrevu comme « horrible »)[5]. Le jeuniste est exclus du monde qui refuse qu'il reste jeune et le force à devenu «vieux et con», à «perdre ses illusions», etc.
D'une manière consubstantielle à ce mouvement de prétendue «exclusion», la névrose jeuniste entretient la projection qui est le fait de voir chez les autres les traits négatifs que nous ne pouvons voir chez nous-mêmes. Comme toute névrose, le jeunisme s'appuie sur une dissociation de l'identité. La partie adulte, refoulée, se projette comme un ombre négative sur cette fameuse entité «reste du monde». Ainsi, les adultes éternellement « jeunes » sont-ils souvent agressifs, se positionnent-ils comme par principe incompris, persécutés, incapables qu'ils sont de faire la différence entre eux-mêmes et le monde qui les entoure. Ils sont tant englués dans un monde projectif, qu'ils ne peuvent entrevoir la réalité, cachée qu'elle est sous leurs projections inconscientes.
En un sens, dans ce trait, la névrose jeuniste ressemble à une névrose adolescente, à ce fameux passage entre le monde de l'enfant et le monde de l'adulte, ce passage où l'adolescent se cherche. Par contre, là où réside le problème est que le jeunisme valorise positivement la névrose projective et l'insécurité intérieure de la personnalité comme un état permanent et durable, alors que la crise d'adolescence est un bouleversement de l'identité qui se solde par une personnalité construite. On voit bien que le jeunisme, loin de prendre le côté positif de l'adolescence en prend au contraire le côté négatif transitoire tout en le postulant positif et permanent.
L'agressivité étant vue comme un trait irréfutable d'une adolescence archétypale, est valorisée positivement par les valeurs jeunistes. Il faut être « rebelle », « en révolte », il faut « lutter contre », « être anti » ; jamais par contre le champ sémantique de la négociation, du compromis n'est accessible aux adultes irresponsables. Le champ du conflit est le champ unique de l'accès à l'autre. On est en conflit avec les autres car on projette éternellement le conflit non résolu avec ses propres parents, représentant tout à la fois l'autorité, la soumission aux règles, la vieillesse et la mort[6].
Le jeunisme ne souffre pas de compromis : il faut qu'il y ait un vainqueur et un vaincu. Le jeunisme prend tout au premier degré, projette des normalités qui doivent être universelles, mais universelles dans le sens où elle ressemble à la personne qui prononce le mot « universel », personne aveugle à la différence des autres car fonctionnant en mode projectif. Les projections sont si grandes et si lourdes que l'autre est devenu invisible ; il est habillé des vêtements de l'ennemi fantasmatique : vieux, autoritaire, contraignant.
Le jeunisme est autoritaire, belliqueux, violent voire « fasciste » dans son approche. Cela explique que le jeunisme soit profondément manipulable dès qu'une vision manichéenne de la réalité est mise en place. Il suffit de désigner les ennemis avec des mots simples, apprendre aux jeunes adultes irresponsables quelques syllogismes basiques mais logiquement erronés pour constituer des armées fidèles. Souvenons-nous de Mao et de l'instrumentalisation des gardes rouges. Comparons les discours d'alors avec les discours des « alter » d'aujourd'hui. La comparaison peut provoquer des frissons.
Il n'est, en effet, rien de plus manipulable qu'un adulte infantilisé répétant les mêmes billevesées ad libitum en étant certain de posséder la vérité. Le problème de ces bataillons jeunistes manipulés est qu'ils ne peuvent pas se rendre compte qu'ils ne pensent pas tant ils projettent. Ceux qui réussiront à dépasser les vision polarisées et binaires des choses deviendront de vrais adultes et donc connaîtront des phases de doute intérieur gigantesque. Car, pour voir le monde tel qu'il est, il leur faudra changer le mode de fonctionnement de leur personnalité.
On constatera que nombre de « combattants » des causes présentées faussement comme idéologiques ou militantes sont des immatures ayant une tendance au jeunisme projectif. Non que cet article condamne le syndicalisme qui est, au contraire, une vraie entreprise de défense des salariés, et donc de défense d'autrui, mais cet article condamne le parasitage du syndicalisme par des personnalités fortement marqués par la dimension personnelle de leur combat. Leur dureté est alors une dureté d'orgueil, personnelle et immature, tandis que le combat syndical ou revendicatif est une action d'adulte, soit de responsabilité et de dialogue. Dans ces perspectives responsables, la confrontation est l'ultime recours et le fait de scier la branche sur laquelle on est assis est considéré comme absurde a priori.
On pourrait voir avec un peu d'ironie combien jeuniste est la société française, dans sa manière de « combattre », de « s'empoigner », de se « diviser », de « lutter contre ». Projective dans son essence, la société française affuble les autres pays de ses propres travers, ce qui ne facilite pas la prise de conscience d'une société qui n'en finit pas de reproduire les mêmes erreurs, cela dans la traditionnelle « foire d'empoigne française », vue comme un trait caractéristique de l'« esprit français ». Mais qu'en est-il vraiment ? Pourquoi la France est-elle bloquée dans ce schéma ? Peut-être à cause de la révolution « adolescente » de 1789 ? Peut-être à cause de [l'ère Mitterrandienne->514] ?
Gommer la différence entre les âges
Un des traits de la névrose jeuniste est de vouloir gommer sélectivement la différence entre les âges. Nous reviendrons sur le pourquoi de cette sélectivité dans la suite de l'article.
En effet, l'enfant se voit attribué, chez les jeunistes, un rôle comparable à celui d'un « adulte » (au sens jeuniste du terme). Etrangement, il s'agit en réalité uniquement d'un genre de « demi rôle » d'adulte (au sens classique du terme), demi car si une moitié du rôle postule que l'enfant est un adulte et qu'il doit se construire « intelligemment », « seul », en « conscience de cause », etc., les parents excédés par ce que se permet un enfant sans limites claires, basculent assez vite dans l'autoritarisme voire la violence, le plus souvent hors de propos et sans logique visible de la part des enfants, qui eux se sentent très vite victimes d'injustices.
L'« enfant roi » est donc un enfant névrosé par définition, divisé entre deux comportements parentaux extrêmes : -- le premier type de comportement valorise l'abandon de l'enfant par ses parents « pour son bien » et pour qu'il se transforme seul en adulte (au sens jeuniste du terme) ; -- le second sanctionne l'enfant de ne pas trouver seul le chemin vers l'adulte et de « profiter » de la situation d'ouverture qui lui est proposée et qui est «objectivement» une position de privilège par rapport aux autres enfants «malheureux sous le joug d'une autorité traditionnelle», fantasme négatif des jeunistes.
Non seulement, le jeunisme des parents divise l'enfant psychologiquement, mais il l'empêche de vivre son enfance en le forçant à être un adulte au sens où ses parents sont des adultes, soit au sens d'« adulte infantilisé par une névrose jeuniste ». Le jeunisme des parents oscille entre attribution d'un rôle d'adulte disproportionné envers l'enfant pour que les parents continuent de se sentir légitimés à valoriser leur jeunesse en eux-mêmes, et attribution d'un rôle d'« enfant ingrat » à celui qui alors qu'il avait la chance d'être un adulte potentiel, se refuse à faire l'effort d'être un « adulte » (le mot adulte étant pris dans sens jeuniste du terme).
Un certain nombre de comportements annexes vont se rencontrer chez les parents jeunistes envers leur enfant, comportements qui sont souvent l'illustration de ce retournement des rôles : -- demande à l'enfant de reconnaissance des parents comme des « bons parents » (miroir du besoin de reconnaissance de l'enfant par ses parents) ; -- demande à l'enfant d'assumer des frères et des sœurs matériellement mais surtout affectivement ; -- demande à l'enfant d'assumer les caprices de ses parents qui « eux aussi, ont le droit d'avoir des demandes » ; -- prise à partie de l'enfant dans les problèmes d'adultes, en particulier dans les problèmes internes au couple (ce qui est souvent la source de traumatismes chez le petit enfant de devoir se positionner pour un parent et contre l'autre) ; -- survalorisation aveugle et totalement décalée de l'enfant à l'extérieur de la famille, et en particulier à l'école (résultat de la projection de l'adulte jeuniste sur l'enfant et de son incapacité à voir l'enfant tel qu'il est vraiment) ; -- etc.
Les enfants, névrosés dès l'enfance, auront tendance à développer une introversion ou une extraversion exagérée pour se protéger respectivement par l'isolement ou par l'anticipation active de tous les dangers. Les enfants de parents immatures sont souvent soit immatures, soit hypermatures.
Les enfants immatures reproduiront la névrose familiale stricto sensu avec la plupart du temps un refus du pouvoir et de l'autorité, un refus de poser des limites à son tour à son enfant, etc. Les enfants hypermatures, eux, donneront l'impression d'enfants adultes et auront souvent des destins sociaux exceptionnels quoique hantés par une instabilité intérieure grave. Eux aussi seront sujets aux projections sur leurs enfants, notamment aux projections de leurs douleurs d'avoir été élevé dans un couple irresponsable qui n'était jamais parvenu à les voir tels qu'ils étaient (projection).
Cependant, dans les deux cas, le travail psychanalytique sera obligatoire, souvent lourd et long en raison de la nécessaire prise de conscience du défaut parental majeur d'irresponsabilité. Le modèle parental étant souvent l'unique point de repère dans un grand nombre de dimensions de construction de la psyché, la résolution de ces troubles chez l'enfant devenu adulte ne pourra passer que par une aide extérieure. Quand l'irresponsabilité parentale prend sa source dans la petite enfance, il est complexe de se reconstruire après de tels dérèglements. C'est pourquoi, le jeunisme actuel n'est peut-être que la forme actuelle de la perpétuation des névroses collectives d'immaturité.
Plus que jamais, et c'est là la raison de la sélectivité du gommage des tranches d'âge, la société occidentale se segmente par tranche d'âges, alors qu'elle fut longtemps segmentée par niveau de compétences. Le jeunisme inclut une vision collective sociale d'autant plus forte qu'elle légitime au travers du groupe le jeunisme des autres membres du groupe. La tranche d'âge possède une «identité bien à elle» fondée autour de sa notion de la jeunesse.
Issus des groupes jeunistes, des groupes d'adultes qui refusent d'assumer tout ou partie de leurs rôles d'adultes, les concepts comme « l'enfant roi » et le « sage enfant » sont des illustrations de cette volonté de se protéger du monde extérieur dans le cocon projectif, et de faire légitimer ce mode de fonctionnement aux enfants des couples jeunistes eux-mêmes.
Destin des enfants sur lesquels se projette la personnalité parentale
Bien entendu, une fois les enfants devenus adolescents, les problèmes surgissent, car l'enfant adolescent a appris à critiquer ses parents et à les mépriser. Il ne les respecte plus car ses propres parents l'ont toujours postulé comme leur égal. De plus, la plupart des manifestations d'autorité des parents étaient décalées ou le fruit d'une accumulation de tension nerveuse corrolaire à l'absence de limites chez l'enfant. Ayant vécu une enfance sans logique, l'enfant ne pouvant pas saisir le pourquoi des punitions passées et le pourquoi de la différence du discours de ses parents d'avec la réalité, a perdu la confiance en eux et, souvent, en les adultes, de manière générale.
L'autorité disparaît donc mécaniquement chez les parents jeunistes quand les enfants grandissent. Les parents peuvent alors parfois être soumis à la véritable tyrannie d'un enfant roi qui a mal tourné. Mais il est souvent trop tard pour redresser la barre[7]. L'enfant a été créé malheureux, sans enfance, instable psychologiquement. C'est pourquoi sa souffrance s'exprime souvent sous la forme de violence, un genre d'imitation caricatural, mais au premier degré, de la «rébellion parentale» dans laquelle il a baigné.
Ironiquement, alors que l'Etat lance des spots de publicité mettant en scène un « sage enfant », il envoie les forces de police charger contre les mêmes sages enfants devenus adolescents incontrôlables. Voilà ce qui s'appelle manquer de champ de vision.
On pourrait rapprocher les conséquences du jeunisme sur les enfants de tous les comportements dans lesquels les parents se sentent excessivement coupables envers leurs enfants, par exemple dans les cas de divorce ou de séparation. Les parents donnent alors à l'enfant des absences de limites pour se faire pardonner par l'enfant un sort que l'enfant n'aurait, dans les fantasmes de l'adulte, pas souhaité. L'enfant, souvent incapable de juger moralement du bien-fondé de l'acte de ses parents, se retrouve dans un quotidien sans limite éducative. De la même façon qu'avec des parents jeunistes, l'enfant va commencer de mépriser ses parents et commencer de s'habituer à vivre dans le plus grand désarroi, entre permissivité excessive et punition injuste. Si l'intention était « bonne » au départ, du moins celle de se soucier de l'enfant dans la phase difficile de la vie du couple, le sentiment de culpabilité de l'adulte illustré par une projection de l'adulte sur l'enfant est, dans ce genre de cas aussi, désastreuse pour la vie psychique de l'enfant.
Jeunisme, matérialisme et hédonisme
Au niveau psychologique, on pourrait voir, dans cette tendance de l'adulte à refuser d'assumer tout ou partie de ses responsabilités, une apogée du matérialisme nihiliste ambiant : sans Dieu, plus que la Terre matérielle pour «jouir» du monde, en jouir comme un adolescent[8].
Il s'ensuit : -- une recherche inconsciente du paradis sur Terre, paradis obligatoirement « matériel » dans lequel chaque object est déifié, étant vu comme « absolument vital à posséder » ou source de plaisir immédiat (relation de caprice face au monde matériel) ; -- un refoulement de la vieillesse et de ses attributs ; -- un renversement des attributs positifs de la vieillesse sur la jeunesse (sagesse, recul, synthèse, etc.) ; -- une négation de la différence des âges[9] ; -- un refus des rites d'initiation au profit d'une société de l'immédiateté dans laquelle tout devrait «arriver» sans travail personnel (qui induit la logique contestaire du «tout m'est dû») ; -- une apologie de la jouissance immédiate et sans condition morale du corps, cachant une peur de la corruption du corps par le temps ; -- un refus des domaines de la vie participative adulte au profit de construction d'espaces participatifs de type adolescents (avant tout pour satisfaire les besoins d'expression négative de la « rébellion contre les systèmes en place ») ; -- un refus des institutions au profit d'une construction mythique personnelle d'un monde idéal de type syncrétique ; -- un refus de la morale, entrevu comme un reste abscons des vieilles générations[10].
La plupart des grands débats actuels tournent plus ou moins autour de cette donnée basique qui fait du jeunisme la tendance de la normalité, comme il semble normal socialement parlant d'être un intellectuel « de gauche ».
Une des grandes conséquences inquiétantes du phénomène jeuniste est que les responsabilités de certains jeunistes de renom ne sont plus assumées. On pourra citer les cas moraux les plus intéressants comme dans le monde des médias[11] ou le monde politique. Se crée alors une classe d'intouchables qui omettent purement et simplement d'assumer leurs responsabilités et qui misent sur la mémoire courte des jeunistes en perpétuelle crise d'adolescence. A cette classe de la population, il est facile de faire passer des vessies pour les lanternes pourvu que l'on mette en scène un combat polarisé du bien contre le mal, avec des ennemis clairement identifiables (associé au concept du «vieux», de l'image du père, du «sérieux»), pour défendre des idéologies dangereuses (associées au concept de la «nouveauté»). C'est ce que l'on appelle l'endoctrinement des masses[12].
On dit souvent en psychanalyse que l'on reproduit encore et toujours les mêmes choses tant que l'on est pas devenu adulte. L'histoire de la France récente semble bien illustrer de manière archétypale ce genre de balbutiements adolescents.