Le livre de sable, par Jorge-Luis Borges
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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George Herbert (1593-1633)
Je lui offris une chaise. L'homme laissa passer un moment avant de parler. II émanait de lui une espèce de mélancolie, comme il doit en être de moi aujourd'hui.
— Je vends des bibles, me dit-il.
— Non sans pédanterie, je lui répondis :
—II y a ici plusieurs bibles anglaises, y compris la première, celle de Jean Wiclef. J'ai également celle de Cipriano de Valera, celle de Luther, qui du point de vue littéraire est la plus mauvaise, et un exemplaire en latin de la Vulgate. Comme vous voyez, ce ne vent pas précisément les bibles qui me manquent.
Après un silence, il me rétorqua :
— Je ne vends pas que des bibles. Je puis vous montrer un livre sacré qui peut-être vous intéressera. Je l'ai acheté à la frontière du Bikanir.
—II ouvrit sa valise et pose l'objet sur la table. C'était un volume in-octavo, relié en toile. II avait sans aucun doute passé par bien des mains. Je l'examinai ; son poids insolite me surprit. En haut du dos je lus Holy Writ et en bas Bombay.
— II doit dater du dix-neuvième siècle, observai-je.
— Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais su, me fut-il répondu.
Je l'ouvris au hasard. Les caractères m'étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d'une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d'une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l'angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu'une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et 1'impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page; au verve la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d'une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d'un enfant.
L'inconnu me dit alors:
— Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.
II y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix.
Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l'ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :
— II s'agit d'une version de l'Ecriture Sainte dans une des langues hindoues, n'est-ce pas ?
— Non, me répondit-il.
Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :
— J'ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d'une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu'il a pris le Livre des Livres pour une amulette. II appartenait à la caste la plus inférieure; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. II me dit que son livre s'appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n'ont de commencement ni de fin.
II me demanda de chercher la première page.
Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l'index. Je m'efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
— Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même; à peine pus-je balbutier d'une voix qui n'était plus ma voix :
— Cela n'est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
— Cela n'est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d'une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.
Puis, comme s'il pensait à voix haute, il ajouta :
— Si l'espace est infini, nous sommes dans n'importe quel point de l'espace. Si le temps est infini, nous sommes dans n'importe quel point du temps.
Ses considérations m'irritèrent.
— Vous avez une religion, sans doute? lui demandai-je.
— Oui, je suis presbytérien. Ma conscience est tranquille. Je suis sûr de ne pas avoir roulé l'indigène en lui donnant la Parole du Seigneur contre son livre diabolique.
Je l'assurai qu'il n'avait rien à se reprocher et je lui demandai s'il était de passage seulement sous nos climats. II me répondit qu'il pensait retourner prochainement dans sa patrie. C'est alors que j'appris qu'il était écossais, des îles Orcades. Je lui dis que j'aimais personnellement l'Écosse, ayant une véritable passion pour Stevenson et pour Hume.
— Et pour Robbie Burns, corrigea-t-il.
Tandis que nous parlions je continuais à feuilleter le livre infini.
— Vous avez l'intention d'offrir ce curieux spécimen au British Museum ? lui demandai-je, feignant l'indifférence.
— Non. C'est à vous que je l'offre, me répliqua-t-il, et il énonça un prix élevé.
Je lui répondis, en toute sincérité, que cette somme n'était pas dans mes moyens et je me mis à réfléchir. Au bout de quelques minutes, J'avais ourdi mon plan.
— Je vous propose un échange, lui dis-je. Vous, vous avez obtenu ce volume contre quelques roupies et un exemplaire de l'Écriture Sainte; moi, je vous offre le montant de ma retraite, que je viens de toucher, et la bible de Wiclef en caractères gothiques. Elle me vient de mes parents.
— A black letter Wiclef ! murmura-t-il.
J'allai dans ma chambre et je lui apportai l'argent et le livre. Il le feuilleta et examine la page de titre avec une ferveur de bibliophile.
— Marché conclu, me dit-il.
Je fus surpris qu'il ne marchandât pas. Ce n'est que par la suite que je compris qu'il était venu chez moi décidé à me vendre le livre. Sans même les compter, il mit les billets dans sa poche.
Nous parlâmes de l'Inde, des Orcades et des jarls norvégiens qui gouvernèrent ces îles. Quand l'homme s'en alla, il faisait nuit. Je ne l'ai jamais revu et j'ignore son nom.
Je comptais ranger le livre de sable dans le vide qu'avait laissé la bible de Wiclef, mais je décidai finalement de le dissimuler derrière des volumes dépareillés des Mille et Une Nuits.
Je me couchai mais ne dormis point. Vers trois ou quatre heures du matin, j'allumai. Je repris le livre impossible et me mis à le feuilleter. Sur l'une des pages, je vis le dessin d'un masque. Le haut du feuillet portait un chiffre, que j'ai oublié, élevé à la puissance 9.
Je ne montrai mon trésor à personne. Au bonheur de le posséder s'ajouta la crainte qu'on ne me le volât, puis le soupçon qu'il ne fût pas véritablement infini. Ces deux soucis vinrent accroître ma vieille misanthropie. J'avais encore quelques amis ; je cessai de les voir. Prisonnier du livre, je ne mettais pratiquement plus le pied dehors. J'examinai à la loupe le dos et les plats fatigués et je repoussai l'éventualité d'un quelconque artifice. Je constatai que les petites illustrations se trouvaient à deux mille pages les unes des autres. Je les notai dans un répertoire alphabétique que je ne tardai pas à remplir. Elles ne réapparurent jamais. La nuit, pendant les rares intervalles que m'accordait l'insomnie, je rêvais du livre.
L'été déclinait quand je compris que ce livre était monstrueux. Cela ne me servit à rien de reconnaître que j'étais moi-même également monstrueux, moi qui le voyais avec mes yeux et le palpais avec mes dix doigts et ongles. Je sentis que c'était un objet de cauchemar, une chose obscène qui diffamait et corrompait la réalité.
Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d'un livre infini ne soit pareillement infinie et n'asphyxie la planète par sa fumée.
Je me souvins d'avoir lu quelque part que le meilleur endroit où cacher une feuille c'est une forêt. Avant d'avoir pris ma retraite, je travaillais à la Bibliothèque nationale, qui abrite neuf cent mille livres; je sais qu'à droite du vestibule, un escalier en colimaçon descend dans les profondeurs d'un sous-sol où sont gardés les périodiques et les cartes. Je profitai d'une inattention des employés pour oublier le livre de sable sur l'un des rayons humides. J'essayai de ne pas regarder à quelle hauteur ni à quelle distance de la porte.
Je suis un peu soulagé mais je ne veux pas même passer rue Mexico.