A propos de Nietzsche
Un article de Caverne des 1001 nuits.
Il n'y a souvent qu'un pas entre le génie et la folie, pas que Nietzsche a franchi, en glissant progressivement vers l'aliénation mentale la plus pathétique et la plus sombre au fil des années. Quelque part, toute la vie de Nietzsche peut tenir dans cet héritage de son père pasteur protestant, et de son grand-père, pasteur protestant lui aussi. Tout l'excès de Nietzsche est probablement là. Sa folie viendra après, quand cette haine, perpétuellement agitée par un intellect d'une rare puissance, commencera à se généraliser, construisant, par là même, des modèles toujours plus absurdes.
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Introduction au cas Nietzsche
Dans la première partie de sa vie, Nietzsche peut étonner par une propension certaine à la clairvoyance, clairvoyance teintée d'une haine du christianisme, de ses dogmes, de ses rites et des « avilissements » qu'il provoque. Nietzsche montre souvent une emphase emprunte de lyrisme poétique. Durant cette période[1], il critique la morale et s'attaque systématiquement aux racines de la société elle-même et de ses mensonges.
Nietzsche se rendra compte rapidement que la critique stérile n'est pas suffisante en philosophie et qu'il lui faut proposer des solutions. Très souvent, dans la philosophie, c'est ce point particulier qui mène le philosophe de la légitimité du constat intelligent à l'absurdité de la théorie qui s'en suit.
L'histoire de la philosophie pourrait malheureusement souvent se résumer ainsi : des constats lumineux suivis de propositions de solutions plus désastreuses encore que le constat obtenu. Seuls des philosophes isolés échappent à la règle, souvent parce qu'ils ne proposent pas de solutions et se contentent de poser des questions sans tenter d'y répondre, ou de poser des questions sur les questions[2].
Dès lors que Nietzsche entrera dans l'optique de créer une théorie ayant pour but d'être la solution aux problèmes de la société, le lecteur averti pourra constater que le constat si clair de Nietzsche s'emplit de confusions, et que les sentiments refoulés de l'homme Nietzsche se déversent dans la création d'un système monstrueux, contre l'homme, pour la folie, contre la réalité. Plus le temps passera, plus Nietzsche écrira de consternantes analyses et de vénéneux raisonnements, issus de ses fantasmes sur le monde, servis par son intellect hors du commun, mais sans direction. La folie l'emportera à l'issu d'un chemin de tourments.
Petit détour par Schopenhauer
La volonté chez Schopenhauer
Nietzsche a beaucoup commenté Schopenhauer qui fut pour lui un maître et il est possible que la notion de la volonté chez Schopenhauer soit le premier concept dont l'interprétation erronée ait pu mener à de si désastreuses théories.
Schopenhauer, dans son œuvre maîtresse[3], prend comme point de départ la remise en cause de la notion même de représentation.
Pour lui, il n'y a pas vraiment de différence entre objet et sujet, dans la mesure où l'objet n'est accessible au sujet qu'au moyen de la représentation. Or la représentation est une démarche totalement subjective, car deux êtres distincts ne représentent pas le même objet de la même façon. L'objet est donc teinté de la subjectivité de son observateur, l'objet est donc subjectif. Schopenhauer en déduira, probablement hâtivement[4], que l'objet n'a donc pas d'existence en soi, sous entendu, l'existence en soi de l'objet nous est inaccessible[5].
De là, Schopenhauer s'intéresse aux représentations en tant qu'elles sont, pour lui, des objets psychologiques nés de notre volonté. Par « volonté », Schopenhauer entend « une volonté aveugle », plus proche de ce que la psychanalyse nommerait une pulsion que d'un véritable acte conscient. L'ambiguïté d'utiliser le mot « volonté » implique une ambiguïté de sens dans la thèse de Schopenhauer où, tantôt la volonté sera « aveugle », tantôt elle sera « consciente ». Dans le second cas, Schopenhauer sera tenté de voir en la volonté une véritable volonté de l'intellect conscient, un « acte ». La volonté est donc multiforme, elle est partout dans la nature, elle s'illustre sur le monde tel qu'il est, et elle n'est pour l'homme qu'expression de la douleur.
Schopenhauer étudie alors les solutions pour se soustraire à la toute puissance de la volonté, cette même volonté qui fait entrer l'homme, au mieux, dans cet ennui mortel de la vie et au pire dans cette farce négative qu'est, pour lui, la vie : - le renoncement est la première solution proposée, mais elle est vite rejetée car trop stérile et ne faisant pas disparaître les « pulsions » de la volonté pour autant[6] ; - l'émotion esthétique d'autre part qui apaise provisoirement la volonté et ses néfastes influences.
On notera que beaucoup de problèmes philosophiques viennent de l'ambiguïté du vocabulaire utilisé par les philosophes. Le fait pour Schopenhauer de rassembler sous un même concept des manifestations humaines différentes est déjà un parti pris qui ne s'agrémente d'aucune démonstration. Ainsi, si réfuter la thèse kantienne de la séparation noumène/phénomène, ou chose en soi/chose pour soi, conduit logiquement à un monde subjectif pur ou objectif pur (les deux notions n'ont plus de raison d'être), ce monde n'en est pas pour autant le fils d'une « volonté » protéiforme, conduisant l'homme à son malheur.
Schopenhauer, le philosophe névrotique
Ainsi, on notera que Schopenhauer, sans le vouloir, est un des premiers philosophes à ouvrir des portes à une pathologie de la pulsion[7] tout en étant le sujet de sa propre étude et, bien entendu, en parlant du monde entier comme atteint du même syndrome que lui-même.
Ce processus est fondamental si l'on veut comprendre un tant soit peu la logique qui mène de brillants esprits déçus de la vie à produire des théories nihilistes : la projection. Ces derniers, depuis Spinoza jusqu'à Sartre, en passant par Schopenhauer et Nietzsche, ont une approche du monde que Jung a terriblement bien décryptée.
Leur analyse du monde obéit à la logique suivante :
- le monde est imparfait ; il n'est pas comme il devrait être ;
- c'est de la faute à telle ou telle chose ;
- voilà la solution pour tous et toutes ;
- il est désespérant de voir que le monde est sourd aux solutions apportées[8].
Une personne névrosée aura les analyses suivantes :
- le monde n'est pas comme je voudrais qu'il soit ;
- c'est de la faute de la religion, de Dieu, de la politique, de tels groupes d'hommes, etc. ;
- j'ai la solution car je suis apte à donner une solution globale pour toutes et tous.
Bien entendu, le constat possède toujours une part de vérité communément admise et il va sans dire qu'il est argumenté. Les solutions suivent ensuite comme dans un syllogisme alors que souvent, le raisonnement n'y est qu'apparent. Dès lors, si la personne est un philosophe très cultivé et très intellectuel, le fil conducteur de ce discours peut n'être pas très évident à décrypter.
Schopenhauer apparaît donc comme un philosophe névrotique dans la mesure où le sens donné à la notion de volonté est négatif et que cette négativité s'inscrit à la fois :
- dans une contestation de Kant,
- dans une filiation à Spinoza (en plus sombre),
- dans une contestation de l'harmonie de la vie telle que dépeinte dans la religion chrétienne (vision superficielle).
Schopenhauer a donc des « choses à vendre », il est donc un « philosophe anti » qui s'efforce de proposer des solutions sans trop y croire. Il est par rapport à Spinoza ce que sera Nietzsche plus tard par rapport à lui-même. A chaque filiation, nous assistons à une surenchère de malheur et de contestation.
Chose amusante, Freud aura la même démarche que Schopenhauer en étudiant les débordements des pulsions dans le cas de « psychologie morbide », avec comme nuance le fait d'étudier une pathologie et non un cas général. Pourtant Jung et ses successeurs tenteront de réconcilier les pulsions avec l'intellect pour les faire cohabiter en harmonie dans la personne individuée[9].
Une étrange lecture de Kant
Le constat de Schopenhauer est donc intéressant dans la mesure où l'objectif et le subjectif kantiens s'interpénètrent dans une notion commune, nommée volonté ici et plus tard peut-être « pulsion ». Pourtant, Schopenhauer se trompe probablement lorsqu'il prétend s'inscrire en faux contre Kant, car loin d'être une contestation de Kant, il faut se souvenir que la dualité noumène/phénomène n'était pour Kant valable que dans le référentiel de la raison pure, référentiel dans lequel ne se situe pas Schopenhauer en étant beaucoup plus vaste[10].
Il y a là une erreur très usitée sur la lecture kantienne et très mystérieuse : les règles kantiennes issues de la critique de la raison pure ne sont vraies que dans le référentiel de la raison pure, soit dans un domaine abstrait que Kant dépeint comme un modèle formel qui, peut-être, n'existe pas. Kant affirme ne pas être mesure de s'attaquer aux sentiments en raison de la complexité du processus psychique que ces derniers représentent. Kant est donc l'analyste de l'« intellect pur » et c'est dans ce cadre que certains de ses concepts doivent être compris et non dans un autre, plus large.
Cette erreur de lecture est fréquente et elle semble présente chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, ce qui là aussi a un côté emblématique : Kant savait que ses raisonnements étaient applicables dans un monde de l'intellect pur mais pas dans un monde « réel » mélangeant intimement intellect et sentiments ; tandis que ni Schopenhauer, ni Nietzsche ne se rendirent compte manifestement qu'il pût exister un monde des sentiments, non forcément intellectuellement assumé (refoulé). D'où :
- leur confusion légitime lors de la lecture de Kant, confusion leur venant de ce qu'ils étaient ;
- l'effusion de leurs sentiments sous une forme projective dans leur interprétation négative, voire agressive, du monde qui les entourait[11].
Schopenhauer a donc raison de noter qu'il est difficile de gérer cette volonté, comme le diront plus tard les psychanalystes, mais il est en revanche le seul à trouver une essence structurelle malheureuse à cette dernière.
La volonté chez Nietzsche
Nietzsche, pour sa part, va interpréter le modèle de Schopenhauer au travers de la notion de « puissance ». En effet, s'il est sensible au constat de son maître qui voyait de la volonté partout dans l'essence des choses, il n'est pas d'accord avec l'analyse nihiliste de ce dernier, et voudrait prendre pour exemple sa propre énergie négative de révolté comme un exemple à une « positivation » de la volonté. Bien sûr, on pourra lire derrière cette mise en scène de force de la volonté, derrière le concept de volonté de puissance, la force de la haine.
Encore une fois, la notion de volonté est instrumentalisée par Nietzsche, après avoir été instrumentalisée par Schopenhauer, cela sans démonstration aucune. La volonté devient volonté de puissance, énergie qui cache mal son attrait pour les torrents de la force merveilleuse qui se dégage de la haine.
Nietzsche, un philosophe de la haine ? En un sens, oui et il est étonnant que les textes d'enseignements ne le dépeignent pas dans son juste jour. Probablement est-ce parce que les thèses de Nietzsche sont conformes avec un certain esprit nihiliste présent dans la société, avec une certaine tendance pour la violence et le mépris, pour la haine de l'autre.
Dans sa lecture de la volonté de Schopenhauer, Nietzsche semble simplifier à outrance la psyché humaine au point de négliger la partie sensible et de l'habiller d'une partie «émotionnelle». Nietzsche paraît réduire la volonté de Schopenhauer en une volonté au sens courant du terme réduite au sens le plus restreint de la loi de la jungle : la volonté d'étendre sa puissance personnelle.
Cette lecture est bien sûr totalement en phase avec sa filiation de Spinoza à Schopenhauer. Quand Nietzsche propose du monde une vision de la loi de la jungle dans lequel le plus fort domine les faibles en raison de sa volonté de puissance supérieure, il attaque à leur fondement les icônes de la religion chrétienne : - la défense des faibles, - la compassion et la pitié, - la négation de la culpabilité structurelle (péché originel).
Son concept est à la hauteur de son éradication théorique : le {surhomme} est la prochaine étape de l'évolution humaine ; il ne sera plus sensible aux faiblesses qu'on constate chez les faibles, ne connaîtra plus la pitié ni la compassion ni ne se sentira coupable.
Notons que ces caractéristiques négatives sonnent souvent bien aux jeunes oreilles intellectuelles car elles se parent de l'aura de la force et de la positivité. En l'occurence, elles sont contraires à la réalité de la vie et des compromis de la société. Elles ne génèrent structurellement que de la {frustration} due au décalage entre ce qui est et {ce qui pourrait être}, voir même {ce qui devrait être}.
Issue de la frustration de Nietzsche, le surhomme, que personne ne peut atteindre vraiment, est un rêve de frustré mégalomane. Le surhomme comme but personnel génère une frustration de la même nature que celle qui a créé ce mythe.
Il est de plus une théorie structurellement très inspirée du mysticisme chrétien que Nietzsche connaît bien : le mysique progresse dans sa spiritualité dans le chemin vers Dieu. Nietzsche progresse vers le surhomme dans une mystique de la volonté de puissance. Nietzsche se prend donc pour le Dieu qu'il veut tuer, tout en pensant intimement que le surhomme, c'est lui-même, et qu'il est un maître dans cette spiritualité athée de la puissanceC'est ce que pensera aussi Hitler..
C'est pourquoi, le surhomme n'est qu'un monstre, très difficile à se représenter autrement que comme un homme absurde étendant sa volonté de puissance infiniment sans prendre garde aux autres. Nietzsche fonde les bases d'un monde gouverné par des hommes forts sans foi ni loi (au sens propre !), insensible à l'empathie pour autrui, un monde individualiste et brutal, hyper simpliste ayant oublié une part de sa filiation humaine. Nietzsche est le prédicateur d'un monde moderne dont beaucoup déplorent aujourd'hui les facettes.
Le surhomme n'est plus un homme, c'est une chose monstrueuse et abjecte, persuadée de sa non-humanité, sans morale (hormis la sienne propre), c'est une créature qui prétend se hisser au niveau de Dieu et donc de le concurrencer pour ce qui est de la vie et de la mort sur les "faibles". C'est une {personnalité mana négative}[[Cf. {Dialectique du moi et de l'inconscient} de Jung.]], un gourou inhumain et noir.
Le surhomme ne propose rien de très concret, d'où l'infinie variété des interprétations qui lui sont attachées. En partant d'une lecture fausse de Schopenhauer qui lui même avait mal lu Kant et dont la sensibilité avait été attirée par la morbidité hésitante d'un Spinoza, Nietzsche arrive, avec force raisonnement, à ce monstre, l'homme parfait qui maîtrise son destin, qui est fort, qui ne respecte que ce que lui a décidé de respecter, qui avance malgré les foules d'humains faibles haranguées par Zarathoustra. Le surhomme, c'est l'intellect pur, l'individualiste pur, et quelque part le monstre à l'état pur, l'inhumain par construction.
Car qu'est-ce qu'être humain ? C'est être un mélange de sensibilité et d'intellect, c'est l'être imparfait, c'est l'ouverture aux autres et à leur différence et c'est la recherche de la compréhension de soi, pour éviter de tomber dans la morbidité de Schopenhauer. Quand Nietzsche critique les apports de la civilisation judéo-chrétienne, il interprète comme faiblesse tout amour de soi et des autres. Quelle vision adolescente et révoltée, quel contresens sur l'humain, quelle projection personnelle de son agressivité sur un modèle bancal et haineux !
Modèle:Les héritiers de Nietzsche
Le plus important de tous les personnages historiques à avoir interprété bêtement les ambiguïtés de la doctrine nietzschéenne est Hitler. Le surhomme devient entre ses mains une réalité, un produit qui se vend, s'adopte et qui décide la destruction des «faibles».
Dans cette filiation étonnante[[On pourra lire le très bon roman de Harry Mulisch {Siegfried une idylle noire} pour une hypothèse littéraire très polémique concernant cette filiation.]], Hitler reprend le moindre des concepts : le «renversement des valeurs»[[Voir à ce sujet la stupéfiante étude du régime hitlérien publiée dans {Le matin des magiciens} de Pauwels et Bergier.]] (où Nietzsche crée sa morale personnelle en opposition à la morale judéo-chrétienne qu'il abhorre), le mythe du surhomme, la haine de la religion, et tout simplement la folie.
Bien entendu, pour les admirateurs de Nietzsche, cette association a tout d'un mariage contre nature. Ils n'ont pas tout à fait tort, mais si nous disons qu'Hitler n'était pas Nietzschéen, nous comprenons qu'un esprit comme celui d'Hitler se soit servi des concepts nébuleux de Nietzsche pour bâtir une doctrine de destruction des êtres différents de lui.
Nous aimerions dans cet article proposer une vision en demi-teinte de Nietzsche en mettant en lumière le fait que certaines théories sont dangereuses par la nature même des hypothèses qu'elles manipulent. Il exista de nombreux philosophes dans l'histoire de la philosophie qui ne se proposèrent que des outils pour mieux comprendre le monde et non des théories pour flatter l'ego des plus mégalomanes et mépriser légitimement les autres sans les connaître.
Insistons aussi sur le fait que Nietzsche a laissé dans notre culture française un emprunte terrible. Il a fait de son désarroi et de sa haine personnels un symbole universel, représentatif du cheminement obligé de l'homme moderne. D'autres se sont emparés de son œuvre et ont absorbé son message percutant ou poétique comme autant de principes acquis d'avance, comme autant de «paroles d'Evangile» servant de caution à leur supériorité affichée et autoproclamée.
On peut se demander comment on peut encore aujourd'hui se proclamer de Nietzsche ?