Histoire XXVI

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Les voitures passent sur le boulevard. Ce jour lui paraît bruyant. Les garçons de café vont et viennent entre les tables, à la fois précis et efficaces. Il consulte sa montre et regarde son verre vide. La personne qu'il attend ne doit pas tarder à arriver.

La voilà. Elle passe devant les grandes baies vitrées à travers lesquelles les regards des passants communiquent furtivement avec ceux des consommateurs. Elle est grande. Journaliste. A la recherche de quelque chose, comme tout le monde. Ses yeux tournent dans le café. Un doigt pointé vers lui. Oui par là. Bonjour. Bonjour. Asseyez-vous. Pardon. Merci.

Elle s'installe. Range ses papiers. Sort son petit magnétophone. Elle est prête maintenant et elle le dévisage. Peut-être est-il celui qu'elle attend ? Voyons. Avant tout, recommander un verre. Oui ... Garçon, un autre whisky.

— Vous prenez quelque chose ?

— Un café.

— Un café et un whisky.

— Vous buvez du whisky maintenant ?

— Oui.

— Vous avez pourtant déclaré il y a peu que vous ne buviez jamais d'alcool.

— Les mots s'envolent.

— Soit. Mais, peut-on savoir la raison d'un revirement aussi soudain ?

— Vous voulez la vraie raison ?

— Bien entendu.

— Cela pourrait être long.

— J'ai tout mon temps.

— Bon.

Il allume une cigarette et regarde celle qu'il a en face de lui. Elle paraît pourtant humaine. Mais cette mise en scène a introduit une fausse note dans le tableau. Il le sait. Mais il est prêt.

— Bon, répète-t-il.

— Quand vous voudrez.

— Comme vous y allez, je fais de mon mieux.

Il éteint sa cigarette dans le cendrier. Le garçon dépose sur la table verte un café et un whisky. Il soulève le verre, l'hume, ferme les yeux de délice.

— Cette odeur me rappelle ma jeunesse.

— Vous buviez donc étant jeune ?

— Oui et ... Oui et non.

— Pouvez-vous préciser ?

— Oui. Mais au fait, quel crédit apportez-vous à mes paroles ?

— Comment cela ?

— Croyez-vous ce que je vous dis ?

— Oui. A quatre-vingt quinze pour cent, oui.

— Donc vous doutez.

— Oui, mais cela est normal au vu de votre métier.

— Supposons que je sois un schizophrène mythomane.

— Vous auriez beaucoup plus de chances de mentir.

— C'est exact. Maintenant écoutez-moi. Je suis deux personnes. Je suis cent personnes. Mille peut-être. Qu'importe ? Que ce que je vous raconte soit juste ou faux, en quoi cela peut-il vous toucher ?

— Cela touche nos lecteurs. Et votre popularité.

— Pas du tout. Il suffit qu'ils croient que ce qu'ils lisent fait partie de la vérité. Si personne ne vient dire le contraire, il y a toutes les raisons pour croire que c'est vrai.

— En effet. C'est d'ailleurs souvent ce qu'ils cherchent.

— Donc, si je vous disait n'importe quoi, par exemple vert, bleu, noir, qu'est-ce qui indiquerait la valeur de mes propos ? Si c'est {plausible}, rien. Dans mon enfance, je buvais beaucoup d'alcool en finissant les verres des grandes personnes. Dans mon enfance, je n'ai jamais bu une goutte d'alcool. Ce n'est que plus tard que j'ai appris à boire.

— A quoi jouez-vous ?

— Dites-moi la version que vous préférez. De toute façon, elles sont probablement fausses toutes les deux.

— Qui êtes-vous ?

— Quelqu'un qui vous dit que vous gaspillez de la bande magnétique.

— Qui sait ? Ce que vous venez de dire intéressera sûrement mon patron.

— Pas si je ne suis pas celui que vous deviez voir.

— Evidemment. En général, lorsque les gens se parlent, c'est pour se dire des choses vraies.

— C'est vous qui le dites. Je n'ai peut-être dit que la vérité.

— Je ne pense pas.

— Moi non plus. Et c'est pourquoi je prévois des jours heureux aux grands menteurs. Votre communication, elle, gise au caniveau.

— C'est parce que vous ne jouez pas le jeu.

— Bien au contraire. Je joue cartes sur table.

— Si vous continuez, je me tire.

— Cela déplairait fortement à votre patron.

— Quelle erreur de ne pas avoir consulté une photo de vous avant de partir !

— Je crois, oui.

— Bon. Et maintenant ?

— Quelle est votre prénom ?

— Brigitte.

— Il est faux, bien entendu ?

— Non, c'est aussi imbécile de mentir que de dire la vérité, n'est-ce pas ? Alors c'est vrai. Je m'appelle Brigitte.

— Voyons, ce n'est pas ce que j'essayais de vous dire. J'entends que votre nom, votre coiffure, votre opinion politique, votre cul n'est pas en soi une finalité. Tout cela ne nous sert qu'à nous reconnaître les uns d'avec les autres. Et comme beaucoup de ces distinctions dont nous sommes si fiers nous sont imposées depuis la naissance et qu'elles ne portent pas sur des critères exacts, à quoi bon être distingué ?

— Je ne comprends pas.

— Oui, bien entendu. Pourquoi croyez-vous que les êtres humains ne peuvent s'entendre entre eux ? Parce que nous recherchons la même chose et sommes issus du même moule. Nos signes distinctifs ne servent qu'à nous ficher. A nous compter.

— Vous tentez de me dire que notre apparence est différente de notre personne intérieure qui doit être la vraie. C'est bien cela ?

— Non. Notre personne intérieure est aussi fausse que celle qui vient à la vue de tout le monde. Pensez-vous que cela soit justifié que quelqu'un soit traité de menteur parce qu'il modifie quelques traits de son passé que tout le monde a oublié ? Cela ne nuit qu'à la conscience de celui qui le fait, s'il en a une. D'ailleurs, ne se rend-il pas compte en faisant cette reconstruction interne qu'il fait comme tout le monde, hormis que les autres le font par perte de mémoire ou par bonne foi.

— Vous allez me dire que vous étiez un pharaon, si j'attends encore quelques minutes, c'est bien cela ?

— Peut-être. Parlez-moi de vous.

Elle hésite. Triture ses mains. Elle ne veut plus jouer. Son regard est devenu plus fuyant. Elle éteint le magnétophone. On dirait qu'elle veut s'en aller. Oui, elle remballe tout. Lui la regarde sans un mot. Elle enfourne le magnétophone et quelques pièces volent de sa main. Une grosse pièce n'a pas fini de tourner qu'elle est déjà partie. Il trouve cela dommage. Elle était jolie. Il pense à celui qu'il a bâillonné ce matin dans l'entrée de son bâtiment. Et au rendez-vous griffonné sur le calepin. Les voitures passent sur le boulevard. Ce jour lui paraît bruyant.



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