Histoire XXXVII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

J'en viens à prendre la plume plus par dépit que par goût. Sans oublier la volonté de communiquer, ne fut-ce qu'avec moi-même. Cela fait deux mois que je suis dans cette situation statique et, si elle venait à continuer, je ne sais de quoi je serais capable. Voilà toute l'histoire.

Je m'appelle Jacques Malfond, et j'exerce un travail de cuisinier dans un des plus beaux quartiers de la ville. J'ai mis longtemps pour arriver où je suis : des années de labeur et de privations de tout genre - excepté culinaire - m'ont mené à devenir un des chefs les plus réputés du pays. Mais, comme dans tous les métiers qui accaparent, on s'occupe de tout sauf de soi. Ce qui fait que, les années passant, mes connaissances ont suivi leur propre chemin quittant peu à peu le rang de mes amis. Même les femmes avec qui je me sentais bien sont parties devant l'ardeur que je mettais aveuglément au travail. Je m'en suis rendu compte trop tard alors que mes fréquentations se limitaient d'une part à des gens qui attendaient de moi quelque chose de précis, comme l'embauche d'un rejeton de leur famille, et à d'autre part, des clients fidèles et des dégustateurs du meilleur cru. Cependant, pour cette dernière catégorie, la barrière de la renommée en fait vos serviteurs, mais ils se sentent rarement votre égal ; de là à devenir amis... Parmi cette volée de personnages, certains me sont restés chers, je l'admets, tandis que la plupart avaient le snobisme de m'exhiber pendant leur dîners comme fleuron de leur carnet d'adresses bourgeoises. Leurs préoccupations tournaient autour du pouvoir et de l'argent. Personnellement, le pouvoir m'avait toujours laissé froid. L'argent était un moyen, une possibilité de s'endetter pour construire un lieu en accord avec vos compositions gastronomiques, mais rien de plus. Tant d'années d'efforts pour concevoir ces subtiles mariages de goûts, de parfums, cette cuisson si réfléchie, tout ce qui jour après jour réinventait la passion de la cuisine était loin des problématiques matérielles si vaines, si grossières même s'il s'agissait de chiffres à plusieurs zéros. La {passion} ! Où était-elle chez ces jeunes que j'accueillais parfois dans mon restaurant ? D'ailleurs, je ne la voyais jamais cette passion livresque. Dans la vie de tous les jours, je voyais les clients moroses engloutir mes plats en parlant de politique, d'économie ou de finances. Alors qu'un bon repas est comme un bon vin : il se pense, il s'analyse, il se dissèque tout en laissant les sentiments affluer devant le feux d'artifice qui n'en finit pas de réveiller des papilles habituellement endormies. A ma façon, je me considérais comme un chercheur dont les découvertes étaient accessibles au commun des mortels. Combien de fois suis-je resté tard avec des clients au budget limité qui avaient économisé pour ce repas et qui avaient apprécié qu'avec des habitués à la bouche insensible et aux poches pleines d'or. Les connaisseurs venaient des régions où l'on aime manger et où l'on mange. Ils vivaient la cuisine au quotidien, cherchaient des chemins de traverse qui auraient donné un peu de piquant à leurs habitudes culinaires calquées sur le terroir.

Mais, après la journée de travail, vers les deux heures du matin, je contemplais mes quarante ans passés dans la glace de ma chambre en voyant un vieux célibataire qui aimait les femmes et qui n'en avait pas une seule comme amie. Personne ne songeait à partager ma vie. L'habitude faisant, je m'y étais presque habitué, et je ne cherchais plus vraiment la compagnie féminine. Ma solitude me pesa subitement plus qu'auparavant, jusqu'à gâter mes repas. C'est à ce moment que j'ai raté mes premiers plats. Malheureusement, certains de mes clients habitués, chez qui je voyais des amateurs sincères, ne s'en rendirent jamais compte, ce qui ne fut pas pour me consoler. Depuis longtemps déjà, je tentais de combler les lacunes béantes que j'avais creusées en m'enfouissant dans la cuisine. Mais mon isolement grandissait toujours ; les valeurs que j'avais toujours défendues s'érodaient peu à peu dans un désespoir profond qui revenait chaque jour alors que le soleil cachait ses derniers rayons.

— Ne vous en faites pas, Malfond. L'amour, ça débarque quand on s'y attend le moins.

De plus en plus aigri, je ratais mon ouvrage, ce qui me mettait dans des colères noires. Je songeais à prendre des vacances. Je désertais. Mais au bout de deux jours, je rentrais à la cuisine, l'humeur massacrante. Tous les ingrédients étaient là, se laissant manipuler sans résistance ; ils étaient mes amis fidèles. Je parlais à mes plats, mes garnitures afin que celles-ci se comportent comme je l'avais prévu lors de la cuisson. La cuisine était mon âme. Rien ne paraissait pouvoir m'en écarter.

Pourtant, insidieusement, les jours accumulaient une sorte de rancune aveugle, un mécontentement qui n'en finissait pas, quelque chose qui masquait ma solitude coupable et la transformait en jalousie, voire en haine. Les plats refusaient de me faire le clin d'œil vivifiant : " tu verras comme ils vont m'apprécier ". Rien ne me parlait plus, la viande elle-même redevenait de la vulgaire bidoche, morte et silencieuse. Tout était devenu froid autour de moi au point que je me tourmentais pour savoir si je n'étais pas anormal. Comment avais-je pu en arriver là ? Seul. Sans descendance. Sans famille. Sans passion. Oui, la passion se dissolvait dans une hargne que j'avais contre tous et toutes. Je sentais le brûlé sans que je sache où cela allait me mener.

Un jour, l'idée vint. Elle me sembla si simple que je m'en voulus de n'y avoir pas pensé plus tôt. J'allais en finir avec ce monde de solitude, si indifférent à son prochain. La passion avait déserté le monde : il était temps que je parte avec elle.

Je montai au grenier de ma maison avec la ferme intention de me jeter en bas comme une tomate qui a trop mûri. Un dernier problème se posait : accéder à la fenêtre. Et elle était diablement haute. Je conçus une pile de vieux livres avec les ouvrages qui gisaient dans une caisse du grenier, et entrepris de l'escalader afin d'atteindre la lucarne récalcitrante. Je grimpai, m'affalai de tout mon long sur le plancher poussiéreux. Un livre avait dans la chute pris une position étrange. Il avait atterri sous ma tête à une page que je ne pouvais que remarquer.

Comment séduire une femme ?

Le majordome affolé par le vacarme déboula dans la chambre. Après m'avoir relevé, il me conduisit au salon où il me servit un verre. J'avais le livre entre mes mains, me retenant de l'ouvrir. Sans doute une des vieilleries de mon grand-père que j'avais récupéré d'on ne savait où. Ce livre était si fascinant que je ne pus me décrocher de sa lecture toute la nuit. Il effaça mes velléités suicidaires avec son mélange exceptionnel d'articles construits comme des recettes de cuisine. Bien entendu, les ingrédients étaient parfois étranges, mais l'esprit y était. Je passais la nuit à rêver à l'assemblage de ces éléments et au pouvoir de leur combinaison. Quand vint le matin, je découvris le dernier article.

Celui-ci m'apparut comme le moyen d'assouvir ma haine de l'humanité qui m'avait refusé le plus important. De rapides calculs furent faits et je crus possible de trouver les ingrédients nécessaires à l'élaboration de la recette avant la date fatidique. Mon esprit s'envolait tandis que je criais vengeance. Je suivis les instructions à la lettre.

Au travail, on me trouvait guéri ; j'avais retrouvé mon entrain, mon ardeur inventive. Aussi pendant la période de préparation, je fis nombre de merveilles qui me valurent les critiques les plus fabuleuses de mon existence. Plus que deux semaines et tout serait prêt. Survolté à l'idée d'accomplir la recette la plus folle de toute mon existence, la plus puissante aussi, je ne parvenais pas à quitter les fourneaux tellement il était nécessaire de combler mon excitation par des tâches épuisantes.

Le jour tant attendu était là.

Je grimpai en haut d'une des maisons qui toisent la capitale. A l'heure fixée par le parchemin jauni, je récitai et préparai.

Déçu que rien ne se produise, je rentrai, abattu, à la maison.

Le lendemain, tout le monde avait disparu. Quand je dis tout le monde, c'est tous les gens. Tous les êtres vivants animaux avaient disparu de la capitale. Plus personne ne marchait dans la rue, ne conduisait une voiture, ne dormait dans son lit. Il n'y avait plus personne. Je ne compris rien et manquai devenir fou à lier en m'apercevant que le monde était devenu désert. Un désert de silence. Vide. Il n'y avait plus personne. Tout était, tout {est} comme si les gens avaient soudainement disparu. J'ai retrouvé des voitures dont le moteur tournait encore. Certaines installations automatiques fonctionnent encore, mais pour combien de temps ?

J'étais seul. Ils avaient tous disparu. Tous. Des jours durant, j'ai arpenté les pavés des rues sans y rencontrer une âme qui vive. J'étais désespérément seul. Les jours passaient et rien ne changeait. Le silence était la seule conversation du monde.

Tout était vide ou silence. J'avais fini de me servir sur les étals où, désormais, les marchandise pourrissaient sans que personne ne se préoccupe de les enlever.

Puis, il est arrivé. Maigre comme un coup de trique. Je l'ai reconnu tout de suite. Félix, le chien de mon voisin. Après une longue errance, il paraissait content de voir quelqu'un. Je l'avais souvent caressé et accueilli chez moi les soirs où son maître était trop saoul pour se rendre compte de son existence.

Je le nourris bien et nous allons nous promener dans les parcs ouverts pour notre bon vouloir, là où la nature foisonnante reprend ses droits dès que l'homme est loin. Aucune interdiction ne jonchait notre vie. Combien de fois avons-nous visité des belles demeures pour le plaisir ? Pourtant, à mesure que le temps passait et que rien ne se décidait à changer, Félix et moi rêvions d'autre chose, loin de la ville et ses murs silencieux. Voir le monde. Peut-être était-il vide lui aussi ? Mais tout cela n'avait plus d'importance. Quand une chose aussi folle a été assimilée par votre esprit, toute excentricité paraît bien banale.

C'est pourquoi nous partons, Félix et moi. Avec dans la voiture et la remorque, le nécessaire pour découvrir le monde. J'ai aussi pensé aux plantes dont nous emportons des semences au cas où un virage confortable nous accueillerait en son sein. L'été commence juste. Nous avons du temps pour découvrir. L'hiver nous fera chercher tanière bien assez tôt.

Je laisse donc ces feuillets ici, en attendant, sans foi, que quelqu'un les découvre. Mais si le monde est vide, c'est ma vie passée que j'enterre ici. Nous partons voir le monde afin que lui et nous puissions discuter seul à seul. Le monde qui n'est plus le monde des hommes. Qui sait si notre route ne sera pas plus courte que prévue ? Et peut-être reste-t-il un autre de mes vrais amis ?



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