Théorie versus modélisation

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Il faut le reconnaître, nous avons franchi, depuis quelques décennies, un pas important dans l'histoire des sciences, sans que ce pas ne soit finalement jaugé à sa juste valeur du point de vue théorique. L'apport de l'ordinateur et plus généralement des langages de programmation objet[1] n'y est pas pour rien.

Sommaire

[modifier] L'ère de la simulation

Nous sommes passés d'une ère dans laquelle nous parvenions à mettre en équation des phénomènes physiques limités, simplifiés, à une ère dans laquelle nous pouvons simuler des phénomènes plus complexes sans avoir la possibilité d'exprimer la totalité des lois physiques sous-jacentes (à supposer qu'elles soient formulables).

Cette transformation dans l'approche est extrêmement importante dans la mesure où il apparaît maintenant que nous puissions recomposer, par la modélisation informatique, par une modélisation très opérationnelle, des problèmes que nos outils mathématiques et physiques sont incapables de mettre en équation en raison de leur complexité.

Ainsi en est-il de problèmes de diverses catégories incluant la plupart du temps de nombreux micro-systèmes inter-connectés entre eux par des lois basiques et provoquant des effets macroscopiques insoupçonnés mais observables par le biais de la modélisation.

[modifier] Différences et complémentarités

Cette approche par la modélisation peut être vue comme complémentaire de l'approche théorique, plus longue et plus complexe, plus abstraite aussi. Il n'en reste pas moins que ces deux approches sont souvent vues comme étant concurrentes, cela uniquement parce la modélisation est considérée comme moins sérieuse que la théorie.

Certes, cette appréciation mérite qu'on s'y arrête. Avec une théorie physique par exemple, on connaît a priori le comportement d'un système dont les principes de base restent dans le domaine d'application de cette théorie. Cela concerne souvent les systèmes simples dans lesquels on joue avec les parties négligeables des équations.

Dans l'approche par modèle, on procède a posteriori, c'est-à-dire que l'on modélise à partir des observations et en tentant de reproduire le comportement issu de l'observation. Cela ne veut pas dire ne pas inclure dans la modélisation des lois de la physique si elles sont nécessaires. En revanche, la place réservée à l'utilisation de ces lois est souvent microscopique. En effet, le modèle gérera très souvent la partie complexe du problème (notamment au travers de la gestion de l'hétérogénéité des objets manipulés par exemple) tandis que les lois vont s'appliquer sur les relations entre objets.

On pourrait prendre un exemple simple issu de la recherche sur le fonctionnement du cerveau. Les approches d'intelligence artificielle à partir de réseaux de neurones montrent que, théoriquement, la stabilisation d'un réseau neuronal est impossible a priori[2]. Si l'on se pose la question, non au point de vue de la théorie globale mais au point de vue d'un modèle du cerveau, la non stabilisation (non convergence) des algorithmes peut apparaître comme un phénomène secondaire. En effet, le cerveau physique utilise un certain nombre de régulateurs pour rectifier le fonctionnement de groupes de neurones en charge par exemple de la synthèse d'hormones (hypophyse et épiphyse). Si l'on envisage une approche par modèle, on construira un modèle du cerveau qui reproduira la fonction de synthèse d'une hormone (sans descendre au niveau microscopique des neurones impliqués dans cette tâche) surveillée par une autre fonction de régulation. Dès lors, chacune de ces «briques» de la modélisation peut contenir certaines lois biologiques qui peuvent parvenir à une bonne approximation du mode de fonctionnement de la fonction étudiée sans pour autant exhiber une loi générale du fonctionnement d'un très grand nombre de «neurones mathématiques» inter-connectés les uns avec les autres.

[modifier] Problèmes généraux de l'approche par modèles

L'approche par modèles pose d'abord un problème de fond qui est que l'on peut à la fois approximer le comportement dynamique d'un système complexe, cela même avec une certaine finesse dans le détail, sans pour autant parvenir à en tirer des lois qui peuvent permettre de comprendre les mécanismes internes du problème. Car le modèle ne crée pas de loi, même s'il est capable d'incorporer des lois se situant à des échelles inférieures.

Philosophiquement, le modèle est donc, au mieux, une représentation dynamique d'un système. En ce sens, il permet de «jouer» avec un système sans pour autant reproduire les conditions parfois difficiles voire impossibles de l'expérimentation.

Le modèle pourrait donc être placé dans le champ de l'expérimentation virtuelle, malgré le fait que cette classification ne représente que partiellement ses avantages.

Un autre problème du modèle est qu'il cache souvent dans sa conception une lecture du problème qui n'est pas sans induire la disparition de certaines variables des lois sous-jacentes[3] - si tant est qu'elles puissent être exprimées - au profit de la modélisation. En ce sens, le modèle passe de la représentation à l'interprétation du phénomène modélisé, et par conséquent peut nuire à la lisibilité complète d'une théorie sous-jacente.

La force de la théorie est beaucoup plus importante : elle possède un domaine d'application clairement énoncé et des propriétés du système a priori. Le modèle, lui, n'est qu'une approximation d'un problème complexe qui peut brouiller la découverte de la loi elle-même en raison des hypothèses inhérentes à la construction de ce modèle. Il possède d'autre part un côté évanescent qui fait que l'on ne peut investir durablement sur un modèle et qu'il doit être changé relativement souvent tant que les lois qui le régissent n'ont pas été exhibées.

Le modèle est donc conceptualisation de système, représentation de système mais n'est pas compréhension de ce système.

[modifier] Avantages de l'approche par modélisation

Un des grands avantages de la modélisation est qu'elle permet de prévoir le comportement d'un système réel pour peu que le modèle soit réalisé à partir de ce système réel bien connu. Le modèle peut aussi être adapté à des systèmes réels voisins moyennant un certain tuning. Le modèle est donc très souvent source de résultats.

Il faut néanmoins se méfier de ces résultats qui, s'ils sont vitaux dans certains cas précis (modélisation du vol d'un avion par exemple), peuvent avoir la saveur d'une démonstration sans en être une, et cacher des vices de conception très importants. Le modèle est donc souvent très utile dans l'industrie mais pose certains problèmes théoriques en recherche.

Un autre avantage du modèle est de vouloir s'attaquer à des problèmes complexes et notamment à envisager des solutions de modélisation de problèmes dépendant de l'échelle à laquelle on les regarde. En effet, un grand nombre de problèmes complexes sont impossibles à mettre en équations du fait même de la complexité du système et du grand nombre d'interactions entre les éléments de ce système. Dans ce cas, le modèle peut permettre de faire des expériences à plusieurs échelles pour voir si, par hasard, quelque loi dépendante de l'échelle ne s'illustrerait pas de ces diverses expériences virtuelles[4].

Dans ce cadre de l'expérimentation, le modèle peut être mesuré, évalué suivant certains critères, jaugé avec des nombres dont l'obtention d'après des expériences de laboratoire pourraient être très complexes.

Dans ce cadre, force est de constater que la modélisation a cette force sur la théorie : pouvoir tenter des expériences sans payer le prix d'onéreux dispositifs expérimentaux (quoique la puissance de calcul nécessaire à ces expériences coûte elle aussi souvent de belles sommes d'argent).

[modifier] Vers une approche duale ?

L'approche duale, pour toutes les recherches sur les systèmes complexes où des lois d'interaction sont connues pour deux parties du système prise séparément, semble donc avoir beaucoup d'avantages : à la fois, on continue à rechercher une loi qui pourrait permettre d'avoir des connaissances a priori de ce genre de système, et en même temps on malmène le système au moyen du modèle pour voir, premièrement si le modèle couvre l'intégralité des cas connus de comportements du système, et deuxièmement comment ce dernier se comporte dans des cas aux limites dans lesquels des indications sur une loi plus globale pourraient être glanées.

On constate cependant souvent, que ce soit au niveau de l'industrie ou au niveau de la recherche, un désintérêt pour l'une ou l'autre des approches. Historiquement, la recherche est plutôt orientée vers les lois et l'industrie vers les modèles. Les deux approches sont insuffisantes car elles donnent lieu respectivement à deux travers : la recherche trop lointaine de l'innovation car incapable de s'attaquer à des problèmes trop complexes pour être mis en équations ; et l'industrie trop terre à terre pour ne pas chercher à exhiber des lois de multiples modèles réécrits un grand nombre de fois.

Les évolutions récentes de la recherche montrent une tendance inverse qui, si elle est réelle, est relativement inquiétante. La recherche use de plus en plus des modèles sur un mode industriel, sans doute convaincue que s'attaquer à des problèmes complexes signifie un abandon de cette volonté de rechercher des lois générales. Par ce simple effet mécanique, on pourrait se demander qui va, dans le futur rechercher ces fameuses lois si les modèles sont utilisés d'une façon purement industrielle, c'est-à-dire de façon à obtenir des chiffres pour publier des articles.

On trouvera aussi dans ce domaine la contrepartie d'une segmentation forte de la recherche qui induit que, pour s'intéresser aux phénomènes complexes, il faille avoir l'esprit suffisamment ouvert pour pouvoir considérer l'apport des domaines parallèles. Quand regarder à côté devient trop complexe, l'approche par modélisation apparaît la plus simple, la plus immédiate, la plus rentable mais la moins utile pour la science.

[modifier] Conclusion

L'approche par modèles pourrait bien inhiber un certain nombre de domaines de la science moderne, car ces outils, loin d'être utilisés par la science pour trouver de nouvelles lois, permettent de générer de l'activité avec comme alibi l'étude des systèmes complexes.

Le modèle est un outil puissant mais c'est un outil post-expérimentation et préscientifique même si l'inclusion de lois scientifiques en son sein est présente. Il ne faudrait pas que dans les décennies à venir, le modèle soit le grand cheval de bataille de la recherche et détourne la recherche de sa dimension de recherche de lois et opère une confusion entre simuler et comprendre.

[modifier] Notes

  1. Cf. par exemple, le langage C++.
  2. Cf. les algorithmes de rétro propagation qui ne se stabilisent pas dans des exemples très simples de réseaux.
  3. Lois pouvant être complexes comme des systèmes d'équations aux dérivées partielles.
  4. Des lois exhibant des objets fractals par exemple.