Cinquante-troisième nuit, histoire du troisième calender, fils de roi

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade adressa ces paroles à la sultane :

Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie, en attendant le jour, qui paraîtra bientôt, de me raconter quelqu’un de ces beaux contes que vous savez.

— Je voudrais bien, dit alors Schahriar, entendre l’histoire du troisième calender.

— Sire, répondit Scheherazade, vous allez être obéi. Le troisième calender, ajouta-t-elle, voyant que c’était à lui à parler, s’adressant comme les autres à Zobéide, commença son histoire de cette manière :

HISTOIRE DU TROISIÈME CALENDER, FILS DE ROI

« Très honorable dame, ce que j’ai à vous raconter est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant moi ont perdu chacun un œil par un pur effet de leur destinée, et moi je n’ai perdu le mien que par ma faute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur, comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours.

« Je m’appelle Agib , et suis fils d’un roi qui se nommait Cassib. Après sa mort, je pris possession de ses états, et établis mon séjour dans la même ville où il avait demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer. Elle a un port des plus beaux et des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en marchandise et autant de petites frégates légères pour les promenades et les divertissements sur l’eau. Plusieurs belles provinces composaient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre d’îles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale.

« Je visitai premièrement les provinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte, et j’allai descendre dans mes îles pour me concilier, par ma présence, le cœur de mes sujets et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai, et ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’y firent prendre tant de goût que je résolus d’aller faire des découvertes au delà de mes îles. Pour cet effet je fis équiper dix vaisseaux seulement, je m’embarquai, et nous mîmes à la voile.

« Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante-unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battus d’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à la pointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et le soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une île, où nous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissements. Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation, nous commencions à espérer de voir terre, car la tempête que nous avions essuyée m’avait détourné de mon dessein, et j’avais fait prendre la route de mes états, lorsque je m’aperçus que mon pilote ne savait où nous étions. Effectivement, le dixième jour un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avait vu que le ciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avait remarqué une grande noirceur.

« Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre se frappant le visage :

« Ah ! sire, s’écria-t-il, nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons, et avec toute mon expérience, il n’est pas en mon pouvoir de nous en garantir. »

En disant ces paroles il se mit à pleurer comme un homme qui croyait sa perte inévitable, et son désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai quelle raison il avait de se désespérer ainsi.

« Hélas ! sire, me répond-il, la tempête que nous avons essuyée nous a tellement égarés de notre route, que demain, à midi, nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre chose que la montagne noire ; et cette montagne noire est une mine d’aimant qui, dès à présent, attire toute votre flotte, à cause des clous et des ferrements qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance, la force de l’aimant sera si violente que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se dissoudront et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer le fer à soi et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte des clous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr, ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu .

« Cette montagne, poursuivit le pilote, est très escarpée, et au sommet il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes de même métal ; au haut du dôme paraît un cheval aussi de bronze, sur lequel est un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’en approcher, jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

« Le pilote ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de tout l’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun, toutefois, ne laissa pas de songer à sa conservation et de prendre pour cela toutes les mesures possibles. Et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiers les uns des autres par un testament en faveur de ceux qui se sauveraient.

« Le lendemain matin nous aperçûmes à découvert la montagne noire, et l’idée que nous en avions conçue nous la fit paraître plus affreuse qu’elle n’était. Sur le midi nous nous en trouvâmes si près que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avait prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autres ferrements de la flotte vers la montagne, où, par la violence de l’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les vaisseaux s’entr’ouvrirent et s’abîmèrent dans le fond de la mer, qui était si haute en cet endroit, qu’avec la sonde nous n’aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de moi et permit que je me sauvasse en me saisissant d’une planche qui fut poussée par le vent droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m’ayant fait aborder dans un endroit où il y avait des degrés pour monter au sommet. »

Scheherazade voulait poursuivre ce conte ; mais le jour, qui vint à paraître, lui imposa silence. Le sultan jugea bien par le commencement que la sultane ne l’avait pas trompé. Ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il ne la fit pas encore mourir ce jour-là.


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